Washington, le 3 janvier 1967 - Le sénateur Fulbright, président de la Commission des Affaires étrangères, a suggéré jeudi que les États-Unis bombardent les bicyclettes au Vietnam-Nord plutôt que les ponts. Il a fait cette suggestion à la suite d'une déposition, devant cette commission, de M. Harrisson Salisbury, rédacteur en chef adjoint du New York Times, qui avait déclaré que, privés de leurs bicyclettes les Nord-Vietnamiens seraient obligés de cesser les combats. (AFP)
Correspondance - Deux roues et un fusil
Est-il sérieux d’évoquer ce planton nonchalant, portant avec une sérénité mesurée, dans la musette ballottante pendue au cadre d’un vélo défraîchi, un pli dont ni l’importance ni l’urgence n’ont requis les services d’un motard plus prestigieux ?
Bien que la psycho-sociologie du planton puisse ouvrir des horizons imprévus, sa monture mérite peut-être un examen plus attentif. Certes son allure n’est guère martiale, elle n’excite aucun des complexes de puissance que déchaîne un moteur fougueux, n’a pas la noblesse indocile d’un pur-sang, et ne requiert pas l’intellect vertigineux d’un ordinateur. Et pourtant existe-t-il un moyen de transport supportant dix fois son poids, multipliant par trois ou quatre vitesses de déplacement et rayon d’action d’une troupe, silencieux, discret, ne nécessitant ni ravitaillement, ni technicien attentif et enfin dont le prix soit inférieur à l’habillement de son utilisateur ?
On peut donc se demander, tout de même, pourquoi ce cycle vulgaire qui ressurgit des greniers pour défier l’encombrement des cités, n’a pas trouvé une place un peu moins modeste dans les Armées, autrement que sous l’aspect de super-brouette logistique vietminh, à l’image et à l’imitation oubliées d’ailleurs, des villageois africains et aussi des Français de l’occupation.
Il faut remonter, sauf erreur ou omission, aux temps de la « Belle Époque » pour trouver des signes d’intérêt véritable envers ce que l’on appelait la « Vélocipédie militaire ». Mais on découvre alors sous des noms célèbres, Driant, Mordacq… des commentaires passionnés, et parfois peu académiques, sur cette nouveauté dont le pionnier était le capitaine Gérard. On trouve des études sur la création de compagnies de vélocipédistes qui participaient aux manœuvres, se déplaçaient en file, en colonne de compagnie, voire même en tirailleurs, formant des colonnes « contre cavalerie » des avant-gardes d’infanterie, et même défilant à Longchamp un 14 juillet.
En Allemagne, en Autriche, en Suisse même, on s’intéresse également à ce matériel ; en France on élabore un règlement sur l’Organisation et l’Emploi du Service vélocipédique dans l’Armée, et des interventions sont faites à la Chambre des Députés ; bref, cette nouveauté allume l’intérêt, excite les passions ; et puis, alors que les utilisateurs civils se multiplient, l’Armée paraît se désintéresser de l’affaire avant que la boue des tranchées ne la recouvre définitivement.
Après l’Armistice de 1918, les thèmes de la guerre de position remplacent dans les écoles ceux de l’offensive à outrance, tandis que les esprits moins conventionnels se consacrent aux perspectives prodigieuses et passionnantes du développement du moteur. Entre la ligne Maginot et les divisions cuirassées, il n’y avait pas de place pour le vélo.
Le cheval survivait cependant ; il avait, il est vrai, d’autres possibilités, et surtout une autre allure. La force du prestige, l’éclat des défilés, sont souvent suffisants pour prolonger un anachronisme ; ils n’expliquent pas cependant, a contrario, l’abandon total des deux roues.
Retournons donc aux études anciennes non pour écrire, encore, l’histoire d’un échec, mais dans l’espoir que l’analyse de ses causes permettra de prospecter des voies nouvelles.
Dans cette période d’avant-guerre (celle de 1964) tout orientée vers le mouvement, le cyclisme a d’abord été considéré comme un moyen de liaison concurrent et complément du cheval ; dans ce domaine, sa valeur a été facile à démontrer ; il nous en reste les résidus évoqués au début de cet article. Mais cette comparaison avec la cavalerie combattante n’a cessé de peser sur les concepts et les jugements favorables ou défavorables à ce nouvel engin, dont on envisageait également l’utilisation comme moyen de raid ou de reconnaissance. Ses capacités tout terrain inférieures à celles du cheval, l’impossibilité pour un homme, croyait-on, de mener plus de deux bicyclettes à la main, alors qu’il peut conduire une file de chevaux, devait amener à concevoir une solution apparemment logique, celle de faire porter au « combattant cycliste » sa monture lorsqu’il ne l’utilisait pas. L’engin créait ainsi son propre paradoxe en amenant au combat des hommes frais pour les handicaper aussitôt par un poids supplémentaire.
Ce fut l’origine d’études multiples et minutieuses de bicyclettes pliantes, portables, ayant un siège assez bas pour que le cycliste puisse poser les deux pieds à terre afin de ne pas transformer les colonnes en « château de cartes roulant », permettant de tirer dans toutes les positions, voire de se loger dans un compartiment de chemin de fer ou une chambre réquisitionnée, et, bien sûr, d’emporter la sacro-sainte baïonnette !
On se préoccupe dans le même temps de l’encombrement des itinéraires par ce nouveau moyen ; il apparaît comparable à celui de la cavalerie mais trop important par rapport à celui des fantassins pour que la bicyclette puisse être considérée comme un moyen de transport de masses ; il est vrai qu’à l’époque elle n’était encore que l’engin d’un petit nombre, et non le moyen de transport populaire et bon marché qu’elle est devenue par la suite.
Le problème est-il aujourd’hui différent ? L’emprise sur les itinéraires d’une troupe cycliste restera toujours supérieure à celle d’une colonne à pied, et demeure peut-être même un peu plus importante que celle d’un convoi de camions de capacité équivalente ; mais la fluidité d’une telle formation lui permet bien souvent de se superposer au trafic de véhicules, de franchir les obstacles, de contourner les destructions et d’emprunter les itinéraires inutilisables par les autres moyens. La bicyclette ne pose au surplus ni problème d’aires de stationnement, ni de camouflage.
La vitesse instantanée et la vitesse moyenne sur de longs parcours sont certes inférieures à celles des camions ; mais si l’on considère les temps de chargement, de déchargement, ceux de retour à vide, elle devient souvent comparable sur des distances moyennes ; dans certains cas, même de nuit, elle risque d’être supérieure.
L’engagement du combat implique l’abandon des engins, et pose le problème de leur récupération ; encore que le coût du combat moderne puisse, en certaines circonstances difficiles, rendre moins rédhibitoire l’éventualité de leur perte.
Il y aura donc lieu de dépersonnaliser le vélo et de prévoir un échelon ramassage et transport. Un dispositif simple permet à un homme de conduire à la main au moins cinq vélos, c’est encore une servitude importante, mais elle n’a qu’un caractère temporaire et limité dans l’espace, camion, hélicoptère même – le faible poids mort des engins l’autorise – pouvant assurer le relais des hommes d’échelon, tant il ne saurait être question d’autarcie vélocipédique.
Il y a certes, surtout aux petits échelons, une manœuvre nouvelle à élaborer ; elle ne présente pas de caractère particulier de complexité.
Il peut apparaître quelque peu saugrenu à l’ère des engins spatiaux, des fusées plus ou moins téléguidées, de la bombe atomique enfin de se préoccuper d’un tel moyen. Ceux qui ont vécu 1940 ne peuvent se défendre d’imaginer que les deux roues auraient permis à bien des unités d’arriver, en état et à temps, là où il le fallait ; nous n’en sommes plus là, certes ; envisageons donc le combat en ambiance atomique, si combat il doit y avoir.
Dans une telle hypothèse, il est à craindre que les grandes et rares unités hautement motorisées et mécanisées, ne fassent quelque peu l’effet de diamants entourés de pâte à modeler ; il faudra bien assurer la tâche ingrate de surveillance et de colmatage des intervalles et se préoccuper de réduire le nombre et l’importance des entonnoirs à fusées autoguidées que constituent les émissions d’infrarouge des moteurs. La bicyclette, en permettant des déplacements à une vitesse tactique proche de celle des unités motorisées, permettra d’y lier une nouvelle manœuvre d’infanterie, sans trop se préoccuper des créneaux de circulation, des problèmes de dépassement ou de croisement, d’approvisionnement en carburant, et de remédier au fond l’inorganisation découlant de l’imprévisible.
Dans un autre domaine, la bicyclette permettrait d’augmenter le rayon d’action des unités parachutistes au sol, car un accroissement de 10 % du nombre des voilures suffirait à les larguer, et sans grandes précautions ; c’est un chiffre dérisoire quand on sait les moyens consentis au largage d’une simple jeep, qu’il ne s’agit pas de remplacer d’ailleurs, mais bien de compléter.
Il faut aussi penser aux Armées des États d’Afrique dont nous sommes peu ou prou les mentors, dont les structures ont été modelées à l’image des nôtres, au prix de charges budgétaires souvent insupportables ; la bicyclette, le vélomoteur, accèdent par les moindres pistes aux villages les plus reculés ; pourquoi, oui pourquoi, cet outil ne permettrait-il pas à ces jeunes Armées de circuler à bon compte, ce qui leur est, plus qu’à nous encore, nécessaire. Encore faudrait-il qu’un exemple français abatte aux yeux de certains les barrières de prestige que cette utilisation implique.
On peut ne pas être convaincu de l’utilité de cet outil, à la fois déjà archaïque et cependant toujours actuel ; on serait étonné pourtant de la diversité des armes et des matériels modernes que permet d’emporter un vélo. Le doute et la discussion peuvent se prolonger indéfiniment ; l’expérimentation tranche, et en l’occurrence à moindres frais. Conduite à l’échelon du bataillon, elle permettrait de cerner rapidement la plupart des problèmes ; à défaut la mise en œuvre d’une compagnie expérimentale autoriserait l’approche d’une utilisation rationnelle, la mise au point de la plupart des accessoires et matériels annexes et la détermination du type de bicyclette le plus convenable ; le marché offre d’ailleurs déjà des types fort diversifiés et la souplesse de cette fabrication permet toutes les adaptations.
Le Président de la Commission sénatoriale des Affaires étrangères américaine déclarait récemment qu’il serait plus utile de bombarder les bicyclettes vietnamiennes que les ponts, affirmation étrange qui traduit bien cependant le désarroi que crée la multiplicité d’objectifs unitairement « non payants ». Le vélo apparaît donc en quelque sorte comme le « guérillero » des moyens de transport. Si l’on excepte les quelques bataillons de Bersaglieri cyclistes qui ne semblent pas d’ailleurs avoir participé aux combats de la dernière guerre, la première utilisation massive de la bicyclette sur un théâtre d’opérations modifie profondément le combat.
Malgré le caractère particulier de celui-ci, est-il raisonnable de tenir pour inutile un tel enseignement ? Certes, la bicyclette n’est pas une panacée, mais est-elle un moyen si négligeable ? ♦