Divided and Conquered, le haut commandement français et la défaite de l’Occident en 1940
Professeur à l’Institut militaire de Virginie, établissement aussi original et sympathique que justement renommé, Jeffery A. Gunsburg applique à l’étude du drame de 1940 la sûre méthode d’un universitaire américain soucieux d’exploiter objectivement et lucidement, sans faire d’omissions, ses multiples sources anglaises, allemandes, belges, hollandaises et surtout françaises. Dans l’exploration qu’il a faite de ces dernières, il a tiré un précieux bénéfice de l’intérêt que lui ont porté les directeurs des Services historiques de l’Armée de terre (SHAT) et de l’Armée de l’air (SHAA).
Son livre appartient en effet à cette discipline particulière qu’est l’histoire militaire : sans ignorer les aspects politiques, économiques et idéologiques, mais sans s’y attarder, il étudie un problème précis et limité, celui de la préparation des forces armées avant le conflit, puis de la conduite des opérations alliées par le haut commandement français.
S’il est permis de prêter une thèse à un historien, le lecteur reconnaîtra que l’idée maîtresse donnant à l’ouvrage son unité et son originalité est l’importance du fait allié. Selon l’auteur, elle s’impose à l’échelon le plus élevé du haut commandement français, conscient de la faiblesse d’une nation moins peuplée et beaucoup moins industrialisée que son adversaire et plus sévèrement marquée que ses partenaires par les pertes très supérieures aux leurs subies dans la guerre précédente. Cela explique l’attachement obstiné du commandant en chef à la conception hasardeuse et si souvent critiquée de la manœuvre Dyle compliquée par la variante Breda ; il lui paraissait nécessaire de lier Français, Anglais, Belges et Hollandais dans une entreprise commune au voisinage de la Ruhr pour les mettre en mesure, étant unis, de contrebalancer et de tenir en échec la puissance allemande. L’effondrement de cette stratégie occidentale est consommé le 25 mai avec la vaine tentative de Weygand pour ressouder les forces alliées, la mort de Billotte chargé de les « coordonner », l’adoption par elles d’ultimes comportements divergents. C’est à cette date que se termine le récit et il ne faut donc pas y chercher d’informations sur les opérations se déroulant ultérieurement, ni plus à l’est ou sur mer.
Avec impartialité, l’historien souligne trois faiblesses du camp allié : le retard mis par les Belges et les Hollandais à la rejoindre avec des forces de valeur discutable ; la modicité de la participation britannique à la bataille continentale où ne sont engagés qu’un corps terrestre extrêmement réduit et une partie seulement de l’aviation ; l’incapacité du haut commandement français « divisé » à s’imposer à des alliés sans grands moyens mais insuffisamment utilisés, ainsi qu’à ses propres forces terrestres et aériennes, mal employées mais non dépourvues d’un certain nombre d’hommes, de matériels et de doctrines tactiques de valeur. La division dans le commandement français, reflet des antagonismes entre Daladier, Raynaud, Gamelin, Georges puis Weygand, le place en situation d’être dominé par l’adversaire : « divided and conquered » est le titre significatif que Gunsburg a donné très justement à son excellente étude.
Dans un livre de ce genre, chaque lecteur a tendance à chercher ce qui étaye ses propres opinions. Certes, les opérations terrestres et aériennes de 1940 sont désormais parfaitement archaïques et nous sommes aujourd’hui plus loin d’elles que nous ne l’étions en 1940 de celles, non pas de 1914-1918 ni de 1870, mais bien de 1814 ou 1815. Cependant nous retenons deux constatations, bien mises en lumière dans l’ouvrage, qui nous paraissent toujours valables si nous parvenons à les transposer dans le présent.
La première est le défaut de fusion des cerveaux et des cœurs dans le commandement de 1940 ; il y a eu en 1914 complète union, volontaire ou vigoureusement imposée, des intelligences et des volontés ; en 1940, au contraire, dans des chaînes de commandement terrestre et aérien trop complexes, le courant passe mal parce que l’impulsion au sommet est insuffisante pour le lancer et que la discipline intellectuelle est trop faible pour le propager le long du circuit ; cela reste aujourd’hui le problème essentiel du commandement.
Seconde constatation : dans le souci d’être méthodique et de tout contrôler, le commandement français de 1940 s’efforce constamment de fixer l’ennemi avant de le frapper, de colmater les brèches de son dispositif avant d’attaquer celui de l’adversaire ; faute d’agir par réflexe ou par intuition dans un jeu où dominent le hasard et l’imprévu, il est toujours en retard d’une mesure ; cela reste encore l’erreur capitale à ne pas commettre par le commandement d’aujourd’hui. ♦