La destruction de la marine française par la Révolution
Les lecteurs de Défense Nationale qui sont « gens de mer », ou qui simplement s’intéressent aux choses de la mer, savent que Joseph Martray milite activement, depuis longtemps, pour que notre pays prenne conscience de sa vocation maritime. Il en a eu l’occasion comme membre du Conseil économique et social où il a animé l’Intergroupe parlementaire de la mer, puis comme directeur de la feuille périodique La lettre de la mer et comme rapporteur de diverses assemblées régionales de Bretagne, sa province d’origine, et il poursuit sa croisade actuellement comme vice-président de l’Institut français de la mer et comme directeur de la Nouvelle Revue Maritime, notre estimé confrère. Aujourd’hui, après d’innombrables articles et plusieurs livres remarqués, il nous présente un ouvrage de réflexions historiques, dont le titre résume le propos, que certains jugeront peut-être iconoclaste : c’est la Révolution qui a détruit la marine française, et ajoute-t-il en filigrane, à partir de là « notre pays s’est coupé de la mer, enfermé dans le champ clos d’une lutte meurtrière et sans fin pour des enjeux exclusivement continentaux ».
Pour étayer sa démonstration, Joseph Martray n’a pas cherché à découvrir des documents inédits, mais il a soigneusement exploité tout ce qui compte en matière d’histoire maritime ou générale sur l’époque de la Révolution, et aussi sur celle de l’Empire, puisque curieusement la mer a échappé au génie de Napoléon, qui « avait trop à faire – c’est lui qui l’avoue dans son Mémorial – avec les armées du continent ».
Dans une première partie, sous le titre « L’apogée », notre auteur nous rappelle d’abord ce que fut la grande marine de Louis XVI, celle qui s’illustra brillamment dans l’océan Indien et libéra l’Amérique, ce « dont la France n’a pas fini de tirer le bénéfice, souvent il est vrai plus moral que matériel ». Suit une deuxième partie, intitulée « La chute », qui nous décrit l’anéantissement en dix ans (1789-1799) de cette marine, tant dans son personnel que dans son matériel et dans ses ports, puis son état catastrophique lorsqu’elle entra en guerre contre l’Angleterre et les échecs successifs qui en résultèrent, tandis que « périssaient » nos colonies, disparaissait notre marine marchande et s’effondrait notre commerce extérieur. Enfin dans la troisième partie de son ouvrage, qu’il a intitulée « Le désastre », notre auteur traite de la période consulaire et impériale qui fut effectivement désastreuse pour la France sur mer, puisqu’elle débuta à Aboukir, se poursuivit par le renoncement au débarquement en Angleterre, puis fut marquée par l’« horrible nouvelle » de Trafalgar, pour se terminer par l’échec de l’ultime tentative du blocus continental. Ainsi, en 1815, « outre-mer il ne reste plus rien » et « la France est chassée de l’océan », conclut Joseph Martray en citant force chiffres et témoignages, effectivement très convaincants.
À cette disparition en si peu d’années de la grande marine de la fin de l’Ancien Régime, notre auteur cherche des explications, puisque l’essentiel est pour lui de tirer de sa recherche des enseignements pour l’avenir. Ainsi retient-il en premier lieu l’idéologie égalitaire de la Révolution, qui, en refusant par principe les différences, ne pouvait admettre ce corps étrange et à certains égards étranger à la société que constituent les marins, avec leur genre de vie et leur langage si particuliers. Il fallait donc le supprimer, comme on supprima les corporations, les provinces et les ordres religieux, et c’est ce que fit en 1791 avec une évidente satisfaction un décret de l’Assemblée constituante. La seconde explication, celle-là très originale, que privilégie Joseph Martray, est « la dictature exercée sur les événements par Paris », qui « ne ressentira jamais réellement la menace des Anglais, mais sera hantée jusqu’à l’obsession par celle des Austro-Prussiens ».
Ainsi, « seule la guerre terrestre apparaissait révolutionnaire, puisqu’elle protégeait Paris, instigateur, conscience, sanctuaire et enjeu de la Révolution ».
Enfin, en ce qui concerne la stratégie adoptée tant par la Révolution que par l’Empire vis-à-vis de l’Angleterre dans le domaine maritime, notre auteur condamne la priorité donnée d’abord à la guerre de course, puis au blocus continental. Si les chiffres qu’il cite témoignent effectivement de leurs maigres résultats et des graves conséquences qui en résultèrent alors pour notre pays, il ne faudrait pourtant pas tirer la conclusion que seule vaut à toute époque la doctrine pure et dure de Mahan, celle qui préconise la destruction préalable des forces organisées de l’ennemi. L’Allemagne a bien failli gagner les deux dernières guerres mondiales en s’en prenant aux communications maritimes de ses adversaires. Et de nos jours, où les moyens aéronavals de surface ou sous-marins isolés ont la capacité de s’en prendre de façon ponctuelle à n’importe quelle position sur terre jusqu’au cœur même des continents, sans que la réciproque soit vraie, on voit mal comment une stratégie de destruction préalable des « forces organisées » de l’adversaire pourrait avoir un sens.
Cette réserve technique que nous nous permettons de formuler n’enlève rien à l’intérêt de l’ouvrage de notre ami, en particulier lorsqu’il cherche dans ce passé historique des explications pour le présent. Car, pour lui, c’est pendant la Révolution et peut-être plus encore sous l’Empire que la France a perdu la chance qui se trouvait à portée de devenir une puissance maritime. En particulier, le blocus continental a eu des conséquences durables pour l’économie française, et pour ce qu’on appelle maintenant « l’aménagement du territoire ». Il a entraîné en effet, outre les lourdes séquelles protectionnistes dont nous souffrons encore, la ruine des ports français et la mise à l’écart de la nouvelle industrialisation de nos provinces de l’Ouest, les condamnant ainsi au sous-développement et à l’émigration. La France s’est donc écartée de l’Atlantique « au moment même où cet océan allait devenir le centre commercial et stratégique du monde ».
La « rupture, qui s’est alors produite entre la marine et l’opinion, et plus généralement entre la mer et le pays, enfermé désormais dans ses frontières continentales », est-elle définitive ? Sans être optimiste, Joseph Martray nous laisse cependant un espoir, en évoquant avec Jean Labayle-Couhat, l’auteur respecté des célèbres Flottes de combat, les sous-marins lance-missiles balistiques, les sous-marins nucléaires d’attaque et les porte-avions dont notre marine est maintenant dotée et qui lui assurent « pour la première fois depuis Louis XVI une véritable dimension océanique ». Nous nous permettrons d’ajouter que le message universel de liberté dont ils sont ainsi porteurs, c’est à la Révolution que nous le devons, de même que nous lui devons cette volonté agissante, que la France seule a conservée parmi les puissances moyennes, de continuer à exercer une influence mondiale. Mais cette vocation allons-nous l’abandonner pour nous replier frileusement sur l’Europe, comme certains le préconisent depuis quelque temps ? Telle est en effet la question majeure qui se pose à notre pays dans le domaine stratégique, pensons-nous, en cette veille du bicentenaire de la Révolution. Et l’avenir de notre marine, quant à lui, dépendra de la réponse qui sera donnée à ce dilemme.
L’ouvrage historique de Joseph Martray, écrit de façon très alerte, soulignons-le pour finir, est ainsi riche en réflexions débouchant sur l’actualité. Il n’est donc pas aussi iconoclaste que le Breton ardent qui en est l’auteur a voulu le laisser entendre. Et puis nous sommes en République, que diantre, et c’est bien elle qui garantit la liberté d’opinion et d’expression à chacun de ses citoyens !♦