Le défi chinois
La Chine est un monde complexe, mystérieux, passionnant et tourné vers le futur. Le réveil du pays le plus peuplé de la planète constitue l’un des grands défis en cette fin de XXe siècle. Cet événement majeur ne doit cependant pas être considéré comme une menace. C’est ce que nous démontre Serge Bésanger dans ce remarquable ouvrage consacré aux grandes mutations de l’ex-empire du Milieu. En libéralisant les échanges avec l’extérieur et en se ralliant à l’économie de marché, le pouvoir communiste de Pékin a introduit dans la société chinoise « une dose énorme et indéterminée de liberté ».
Ce constat est souligné avec une très grande conviction par Alain Peyrefitte dans la préface. L’académicien ajoute que le développement de la liberté économique entraînera nécessairement une revendication de libertés politiques : on l’a vue surgir au cours de l’été 1989 ; elle reviendra sans doute tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre. Cette sollicitation ne prendra pas forcément l’aspect d’une révolution démocratique. Dans cette métamorphose à venir, les Chinois tablent sur le facteur temps qui revêt dans cette société confucianiste une notion totalement différente de celle des Occidentaux. Ce caractère spécifique des civilisations orientales s’appuie notamment sur le culte des ancêtres qui « enracine la solidarité entre les générations ». Aussi, c’est à soixante ans, à quatre-vingt-dix ans, que les Chinois érigent des plans. Se sacrifier pour construire, investir sur l’avenir, programmer la croissance dans la longue durée : ces facteurs se révèlent producteurs de progrès, tout autant que « notre activisme technicien ». Il y a dans cette donnée majeure une puissante ressource de dynamisme collectif.
Selon l’auteur, la Chine est en train d’évoluer vers un système de type social-démocrate, encadré par un régime autoritaire. Dans le domaine économique, le socialisme chinois s’assimile à « du capitalisme à peine déguisé ». Paradoxalement, Serge Bésanger nous démontre même que le pays de la Grande Muraille est l’un des plus libéraux de la planète, si l’on considère le poids du gouvernement dans l’économie nationale. La Chine est l’un des États au monde où les prélèvements obligatoires sont les plus faibles. Entre 1978 et 1993, ceux-ci sont passés de 35 % du PIB à moins de 15 % ! Le socialisme européen consiste à emprunter, à hypothéquer l’avenir des nouvelles générations, et à dépenser cet argent en alimentant la demande. C’est ce que l’auteur appelle « la société cigale », qui consomme davantage qu’elle ne produit, et préfère emprunter plutôt qu’économiser. À l’opposé, la civilisation chinoise constitue « la société fourmi », qui s’emploie à investir à long terme et à privilégier la fonction productive. La notion d’État providence est quasi inexistante. La providence, c’est d’abord soi-même, puis la communauté, la famille et les réseaux d’amis, mais surtout pas l’État.
L’une des principales forces motrices dans la zone est représentée par les Chinois d’outre-mer. Les grands pôles de richesse des nations du Sud-Est asiatique sont détenus par la puissante diaspora chinoise. À Singapour, elle représente 78 % de la population, 30 % en Malaysia, 12 % en Thaïlande, 4 % en Indonésie (avant les événements tragiques de mai 1998 à Jakarta) et 2 % aux Philippines. À ces données, il convient d’ajouter les réseaux commerciaux implantés au Viêt Nam et au Myanmar (ex-Birmanie). Cette communauté dynamique détient 80 % du capital à Singapour, 60 % en Malaysia, 85 % en Thaïlande, 70 % en Indonésie et 50 % aux Philippines. Dans toutes ces contrées, les Chinois ont apporté le sens de l’entreprise et contrôlent une part importante du commerce et du secteur bancaire. Par ailleurs, plus d’une trentaine de Chinois d’outre-mer possèdent une fortune supérieure à un milliard de dollars. Chaque année, le billion-dollar club accueille quatre ou cinq nouveaux membres de la diaspora. Dans dix ans, il y aura davantage de milliardaires au sein du monde chinois que partout ailleurs dans le monde. Sur ce sujet, Serge Bésanger livre au lecteur ce postulat qui fait trembler de nombreux observateurs politiques : « Le billion-dollar club pourra alors acheter une île, voire un pays, et y implanter un nouveau paradis capitaliste, où ils gagneront encore plus d’argent ». « Nous rachèterons la Chine », a même confié l’un de ses membres. Quel que soit le degré de véracité de cette affirmation, force est de constater que depuis les changements mis en œuvre par Deng Xiaoping, les Chinois de l’extérieur investissent de plus en plus dans la nation mère.
Dans son entreprise de développement économique, la Chine s’est fixé un modèle : Singapour. La cité État représente en effet un excellent exemple. Grâce à la gestion habile du Premier ministre Lee Kuan Yew et une politique ambitieuse d’ouverture aux investissements étrangers, le petit pays de la péninsule malaise jouit actuellement d’une remarquable prospérité. En 1960, 70 % de la population vivait dans des taudis insalubres. Aujourd’hui, les citoyens de l’île sont parmi les plus riches du monde. En outre, le territoire s’enorgueillit de paramètres particulièrement élogieux : les taux de chômage et de criminalité sont pratiquement nuls, et la ville est l’une des plus propres du globe. L’ordre social est omniprésent.
Les problèmes de la Chine sont cependant différents de ceux de Singapour. La libéralisation de l’économie n’a pas entraîné que des retombées positives. En effet, si les provinces côtières se sont considérablement enrichies, il subsiste encore à l’intérieur de ce territoire de 9,6 millions de kilomètres carrés de vastes zones de pauvreté. C’est à partir de ces endroits miséreux qu’a démarré un important phénomène de migration en direction des régions du littoral. L’ex-empire du Milieu reste également confronté à un autre dilemme : le pays doit nourrir 20 % de la population mondiale à partir de 7 % des terres cultivables dans le monde. D’ici l’an 2030, il y aura 350 millions de bouches supplémentaires à alimenter. Or, la superficie cultivée tend à diminuer. La Chine devra alors importer une grande quantité de céréales. Le blé risque ainsi de devenir le « nouvel or noir » du XXIe siècle.
Serge Bésanger aborde aussi les enjeux stratégiques et la diplomatie internationale. Pékin a notamment accru son influence au Viêt Nam et surtout dans le Myanmar. Avec Moscou, les relations sont fondées sur le pragmatisme. À court terme, Russes et Chinois sont destinés à s’entendre. Cette alliance tacite est basée sur une communauté d’intérêts. Les deux grands empires commercent de plus en plus entre eux. Les deux géants sont aussi complémentaires : la Chine achète à la Russie des matières premières (bois, pétrole, minerais), des instruments de mesure, des armements et du matériel de haute technologie. Les Russes achètent à la Chine des textiles et des équipements électriques. Par ailleurs, les deux États voient d’un mauvais œil l’hégémonisme américain dans le Pacifique. C’est cependant avec l’Inde que les relations semblent les plus délicates. Celle-ci aura plus d’un milliard d’habitants au début du prochain millénaire. Par ailleurs, les deux pays constituent les deux centres de la civilisation et de la culture asiatiques. L’Inde et la Chine sont deux grandes rivales potentielles. Il est toutefois peu probable que ces deux puissances nucléaires aillent jusqu’à s’affronter directement. Le développement d’une « guerre froide » en Asie, d’un autre style, reste cependant possible.
Le défi chinois se présente finalement comme une invitation à découvrir les aspects historiques, économiques, politiques et culturels, qui constituent l’arrière-plan du succès, présent et à venir, de ce pays fascinant. Certes, dans le domaine social, la Chine n’est pas encore un exemple. Toutefois, certaines nations asiatiques le sont devenues, à leur façon : sans chômage, ni mendicité, ni déficits sociaux. La réponse à ces succès se trouve, en grande partie, dans l’héritage confucéen. Au modèle occidental, individualiste, et dans une large mesure basé sur la primauté des droits de la personne par rapport à ses devoirs, les Asiatiques, et en particulier les Chinois, opposent leurs propres références familiales et communautaires. La Chine est un continent vaste, de plus en plus ouvert et en pleine transformation ; la tolérance et la compréhension sont deux vertus cardinales des Chinois. Le régime demeure autoritaire, mais il a su introduire des ferments de démocratie, tels que des élections au niveau local. Pour l’auteur, la Chine construira elle-même le système démocratique qui lui sera le mieux adapté. Le pays est sur la bonne voie. Dans sa conclusion, le message de Serge Bésanger est clair : les Européens, et notamment les Français, doivent faire un effort pour mieux comprendre cet immense État. Il faut cependant ne pas perdre de temps, car il reste encore quelques places à prendre, « pour tous ceux qui auront le courage et l’initiative de partir vivre et travailler dans cette partie du monde », avant la ruée générale. ♦