Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline
Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline
Au moment où tous les regards se braquent – tout au moins en Europe – sur l’Ukraine et sur l’Europe centrale et alors que l’on se demande où Vladimir Poutine s’arrêtera dans son ambition de reconstituer la Grande Russie et d’y réintégrer les minorités russes de cette région, un livre, un livre hallucinant, terrible, vient nous rappeler une période historique dramatique de ces « terres de sang ». Ce livre est indispensable à tous ceux, et celles, qui veulent comprendre les événements actuels et leurs ressorts profonds.
Les « terres de sang », ce sont les pays qui ont le plus souffert en termes de victimes civiles en Europe pendant les années qui s’étendent de 1933 à 1945 : l’Ukraine, la Pologne, la Biélorussie et les États baltes. Durant cette période, l’auteur, au fil d’un décompte minutieux, très documenté, dénombre, pour ces pays, 14 millions de morts exécutés par les deux régimes nazi et stalinien. Pas une seule de ces victimes n’était un soldat en service. Un tiers est à mettre au compte des Soviétiques.
Dans le cadre de politiques délibérément meurtrières conduites dans un laps de temps assez court, les massacres de masse ont concerné : 3,3 millions de citoyens soviétiques (pour la plupart ukrainiens) délibérément affamés par leur gouvernement en Ukraine pendant les années 1932-1933 ; 300 000 citoyens soviétiques (pour la plupart ukrainiens et polonais) exécutés par leur gouvernement dans l’URSS occidentale, parmi les 700 000 victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 ; 200 000 citoyens polonais exécutés par les forces allemandes et soviétiques en Pologne occupée en 1939-1941 ; 4,2 millions de citoyens soviétiques (russes, biélorusses et ukrainiens) affamés par les occupants allemands en 1941-1944 ; 5,4 millions de citoyens juifs (polonais ou soviétiques pour la plupart) gazés ou exécutés par les Allemands en 1941-1944 ; 700 000 civils (biélorusses et polonais pour la plupart) exécutés par les Allemands à titre de « représailles » surtout en Biélorussie et à Varsovie en 1941-1944.
L’auteur, dans une fresque historique où le tragique et l’horreur sont constamment présents, nous montre comment les grandes vagues de massacres se sont succédé. La grande famine de 1933 en Union soviétique et principalement en Ukraine fut le résultat du premier plan quinquennal de Staline, mis en œuvre entre 1928 et 1932. Puis, à partir de 1934, Staline déclencha une véritable « terreur de classe » ou « Grande Terreur » illustrée par de grands procès, au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes furent exécutées ou déportées au goulag. Mais la « Grande Terreur » ne fut pas limitée à l’élimination des koulaks, surtout en Ukraine, l’Union soviétique tuait aussi les ennemis ethniques. En 1937-1938, 250 000 citoyens soviétiques furent exécutés sur des bases essentiellement ethniques, particulièrement les Polonais soviétiques vivant en Ukraine.
Durant ces mêmes années, 1934-1937, Hitler recourut lui aussi à la violence pour asseoir sa domination sur les institutions du pouvoir, ce qui nécessita la création de tout un réseau de camps de concentration sur le territoire allemand. Dans le même temps commença la persécution des juifs. Après l’invasion de la Pologne en 1939 et les massacres qui suivirent, la « question juive », selon l’expression allemande, se posa. L’Union soviétique ayant envahi la partie orientale de la Pologne et celle-ci étant partagée par la ligne Molotov-Ribbentrop, à l’ouest de cette ligne, les Allemands mirent en œuvre leur politique de « germanité ». De leur côté, les Soviétiques entamaient également une politique d’élimination des élites polonaises et notamment des officiers.
L’opération Barbarossa marqua le début d’une troisième période dans l’histoire des terres de sang. Dans la première (1933-1938), les tueries en masse furent presque exclusivement le fait de l’Union soviétique ; dans la deuxième qui fut celle de l’alliance soviéto-nazie (1939-1941), le carnage fut équilibré. Entre 1941 et 1945, les Allemands furent responsables de la quasi-totalité des meurtres politiques. À commencer par l’extermination des populations juives partout sur les territoires contrôlés par les nazis, particulièrement en Pologne et en Ukraine. Entre « solution finale » et « holocauste », plus de 5 millions de juifs furent exterminés dans les « usines de la mort » nazies que furent les camps de la mort plus que les camps de concentration. L’auteur nous livre ici un récit poignant de la fin du ghetto de Varsovie. Mais l’URSS dans l’extermination de ses populations juives n’était pas en reste. Il y a aussi une histoire de l’holocauste en URSS. Il nous montre aussi, combien on mesure mal l’ampleur des souffrances polonaises. Presque autant de Polonais furent tués dans le bombardement de Varsovie en 1939 que d’Allemands dans celui de Dresde en 1945. Plus de Polonais au cours de l’Insurrection de Varsovie que de Japonais sous les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. En définitive, les populations à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrov, soumise à une occupation allemande et à deux occupations soviétiques, souffrirent davantage que toute autre région de l’Europe.
L’immense mérite de l’auteur, au-delà de la froideur des chiffres de victimes, d’autant plus qu’ils dépassent l’entendement, est de souligner que derrière chaque victime, il y a – car c’est intemporel – un individu avec son histoire et ses sentiments. En utilisant des lettres, des témoignages, il restitue quelques-uns des destins de ces victimes et donne ainsi à son récit une humanité qui le transcende. En y ajoutant aussi une réflexion morale sur la notion de victime : en effet, rejeter les nazis ou les Soviétiques – les bourreaux – hors du champ de l’intérêt humain ou de la compréhension historique, c’est tomber dans leur piège moral. Trouver d’autres personnes incompréhensibles, c’est abandonner l’effort pour comprendre, et donc abandonner l’Histoire.
En retraçant les bouleversements de ces terres de sang, l’auteur nous donne non seulement une leçon d’Histoire – une véritable histoire de l’Europe entre Hitler et Staline où l’on voit les deux régimes totalitaires capables d’inscrire la mort dans le cadre d’un programme de progrès et de joie – mais il nous invite aussi à une réflexion sur l’Histoire. Pour lui, il est loin d’être évident que réduire l’Histoire à la morale rende quiconque moral. Que ce sont les similitudes entre les deux systèmes nazi et soviétique qui permettent d’en comprendre les différences, les deux idéologies combattaient toutes les deux le libéralisme et la démocratie. Par sa description tragique des bouleversements et des massacres de masse qui ont profondément marqué ces terres de sang, aujourd’hui encore terre de conflits et de déchirements, ce livre, s’appuyant sur une bibliographie abondante, nous aide à comprendre l’Histoire en train de s’écrire sous nos yeux en Europe centrale mais qui est aussi notre Histoire et l’avenir de la sécurité en Europe. ♦