Les nations armées
Nation armée ou nation en armes ? En mettant son titre au pluriel, Maurice Faivre accepte l’ambiguïté. Si, en effet, « nation armée » évoque la levée des citoyens et leur accession à la dignité du porteur d’arme, le concept inauguré par la Révolution française a, en deux cents ans de guerres, beaucoup évolué : aujourd’hui, les armes comptent plus que les hommes. Aussi bien l’ouvrage est-il, d’abord, le tableau de cette naissance et de cette évolution.
La naissance est très précisément datée : c’est la levée en masse de 1793. Le nouveau-né est un monstre. Hormis quelques prophètes, on ne s’en avisera que lorsqu’il aura atteint son plein développement et produit ses œuvres complètes. Première et Seconde Guerres mondiales, guerres révolutionnaires.
Après la maturité vient le déclin. Les progrès de la technologie militaire rendront, en Europe, le modèle méconnaissable et feront, des « nations armées », des nations en armes. Le pur concept survit, cependant, en URSS et chez les durs du camp socialiste pour des motifs de politique intérieure, dans les pays neutres pour des raisons plus techniques, en Israël comme solution de détresse. En Europe même, certains tentent de ressusciter par des stratégies « alternatives », Guy Brossolet en France ou Horst Afheldt en Allemagne.
Cette évolution et la diversité qui en résulte (dont l’auteur tente une typologie) brouilleraient le regard si Maurice Faivre ne revenait pas sans cesse, et fort pertinemment, au modèle initial. Avant que la célébration du 200e anniversaire n’étouffe sous les fleurs officielles toute objectivité, hâtons-nous de rappeler avec l’auteur que la frénésie guerrière est née de la Révolution. Sans doute les conventionnels de 1793 avaient-ils l’excuse de l’agression extérieure, mais la terrible logique de la nation armée les possédait aussi. On relira le texte célèbre par lequel Barère appelle à la lutte tous les Français, donnant, selon le sexe et l’âge, à chacun son rôle, le dernier étant tenu par les vieillards qui « se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la république ». Carnot mettra de l’ordre, mais non de la modération, dans l’action militaire de la Convention ; il faut « organiser la fureur populaire », non pour l’amadouer mais pour la rendre efficace ; « que la terreur vous précède, écrit-il à Jourdan, n’épargnez que les chaumières, n’oubliez pas de détruire les moulins et de prendre des otages en grand nombre ! ».
Les germes maléfiques que contenait le concept de nation armée et qui effrayait Guibert comme Jomini portèrent leurs fruits vénéneux selon deux voies. La première, détournant la passion populaire de la révolution vers le nationalisme, appliquant aux armées ressources financières et industrielles, aboutira aux massacres des deux guerres mondiales. La seconde, poussant à l’extrême l’idéologie égalitaire, conduira Mao Ze-Dong à l’élaboration, indépassable dans la cruauté, de la « guerre révolutionnaire, populaire, prolongée ».
L’évolution historique qui sert à l’auteur de fil conducteur et la thèse, qui nous paraît être la sienne, de la responsabilité de la Révolution française dans le paroxysme guerrier, n’épuisent pas la richesse du livre de Maurice Faivre. On relèvera, parmi beaucoup d’autres, quelques notations stimulantes :
– la constatation, surprenante mais incontestable, selon laquelle, en dépit ou à cause du développement technologique, il faut, sur le champ de bataille, de plus en plus de ferraille pour tuer un homme ;
– la guerre nationale mise au-dessus des lois par Frédéric-Guillaume III de Prusse en 1813 : « Le combat auquel la nation est appelée sanctifie tous les moyens, les plus terribles sont les meilleurs » ;
– l’horreur qu’inspire la guerre aux Américains et qui les amène à une extrême brutalité dans l’action, car « considérée comme un mal absolu, elle doit être conduite avec la plus extrême rigueur jusqu’à l’élimination de l’adversaire diabolique » ;
– la prévision fort logique d’Engels sur la disparition de la guerre : « En société communiste, personne ne songera même à une armée… pour quoi faire du reste (dès lors que) les intérêts de tous coïncident ? » ;
– l’éducation de la haine, magistralement développée par « les bons élèves de République démocratique d’Allemagne » dès le jardin d’enfants et, chez les pionniers, au cours des « semaines de haine ».
La ferme pensée de Maurice Faivre définit clairement, sous la diversité des solutions adoptées par les nations armées, les trois caractères communs à toutes : la masse des hommes et les moyens, l’exaltation de la fureur populaire, la centralisation du pouvoir. Le premier a pour corollaire l’immensité des pertes ; le second la lutte à mort ; le troisième l’extension sans limite de la stratégie. Que voulez-vous ? C’est le progrès, lequel, comme chacun le sait, ne saurait être arrêté.♦