Travail et monnaie en système socialiste
NDLR : Dans ce texte, le mot « socialisme » est entendu au sens qu’on lui donne en URSS.
Cet ouvrage est un recueil d’études réalisées par le groupe de recherches sur la théorie de l’économie socialiste sous la coordination et le patronage de Mme Marie Lavigne, professeur à Paris I, et avec le timbre de cette université. C’est un ouvrage dense qui témoigne du sérieux et de la maturité des chercheurs français en matière d’économie « socialiste », domaine dans lequel nous étions, il y a encore peu d’années, plutôt dépendants des centres britanniques et américains qui poursuivent des recherches sur le même domaine. En rendre compte est peu aisé puisque, à l’exception des thèmes relatifs au commerce international, la problématique de l’ouvrage va des phénomènes monétaires à la planification du travail, en passant par les problèmes des prix et du marché, pour poser in fine la question de « la concurrence des systèmes », ce point oméga de l’économiste. En évoquant telle étude au détriment de telle autre, nous avons sacrifié à la nécessité de nous limiter pour commenter certains travaux plutôt que de survoler l’ensemble.
On a fait de l’épargne « forcée » une caractéristique des économies à planification centrale, le niveau non dépensé des ménages étant bloqué dans des dépôts peu rémunérés et souvent épongés par des hausses brutales des prix. L’ajustement par l’épargne forcée permettrait ainsi aux planificateurs de corriger les à-coups de la conjoncture ou les conséquences de leurs erreurs. L’étude soigneusement menée par Jean-Claude Asselain montre que, si ce schéma a pu rendre compte des phénomènes associés à l’épargne dans les années d’après-guerre, où celle-ci ne se différenciait pas des emprunts forcés et des références monétaires, il n’explique pas les comportements actuels des ménages dans les économies communistes. « Ces dernières effectuent au contraire, dans la limite des possibilités qui leur sont offertes, des ajustements permanents qui relèvent de la même analyse que les comportements des ménages en économie de marché » (p. 47). Aussi peut-on affirmer que l’accumulation involontaire des liquidités sans emploi – qui serait précisément l’épargne forcée proprement dite – constitue un cas limite, rare de nos jours. On est cependant amené à souligner que l’attention portée à ces limites « ne devrait pas faire oublier d’autres contraintes bien réelles et au moins aussi graves, substitutions forcées ou dépenses forcées… ». Jean-Claude Asselain conclut que, si l’on a démesurément grossi l’effet dissuasif sur l’effort de l’épargne forcée, les sociétés ont jusqu’ici mal résolu le problème de la liaison adéquate entre l’effort individuel et la rémunération.
C’est ce point que Mme Marie Lavigne s’était assignée dans son étude sur « La prime socialiste ». Non seulement la productivité du travail, en économie dite « socialiste », est inférieure à celle des économies occidentales, mais, depuis des années, elle accuse une tendance déclinante. Il y a bien une parenté entre les systèmes au niveau des tendances, qui sont toutes deux de signe négatif, mais le rattrapage n’est ni prochain ni probable. L’analyse de ce problème est illustrée, de façon heureuse, par des illustrations tirées de la presse et de la pratique quotidienne des entreprises, et on observe que la prime est désormais tellement intégrée au salaire qu’en fait elle ne s’en distingue plus. Le planificateur est obligé à une invention incessante de nouveaux types d’incitation, dont le plus curieux est sans doute « la prime pour révision spontanée de la norme », dont Mme Lavigne nous donne la recette.
Dans cet univers fort peu nietzschéen où l’homme oppose la farouche inertie du travailleur « socialiste » – en fait jamais sanctionnée comme telle – à l’imposition des normes d’en haut, les réformes de juillet 1979 et de janvier 1980 paraissent préconiser toutes les formules permettant à l’entreprise de les dépasser. Cette belle construction ne comporterait-elle pas une contradiction et une énigme ? Comment expliquer l’inefficacité des primes et des stimulants ? Si nous le demandions à un émigré de l’Est, la réponse serait brutale.
Plus ample par son sujet, et peut-être, de ce fait, moins rigoureusement charpenté, l’article de François Seurot sur les formes du marché et la politique des prix ne tient pas toutes les promesses de son titre. Les controverses et débats les plus abstraits sur la formation des prix en économie socialiste revêtent une importance particulière puisque, par construction, on est délibérément privé du seul mécanisme dont on soit sûr : le marché. M. Fleurot a prudemment abordé ce problème à partir de « l’étude des comportements des entreprises… face aux transformations de leur environnement qui ont suivi les réformes économiques… au moins autant que de la taille des entreprises, la forme du marché dépend… du comportement des administrations et de celui des entreprises ».
Or, les marchés sont des marchés de vendeurs et le seront toujours. « Toutes les firmes ont intérêt à vendre cher, à acheter bon marché ». Les administrations de branches, supposées contrôler les entreprises, vivent en trop étroite collusion avec elles pour constituer un contre-pouvoir. Même le comité d’établissement des prix, en URSS, est impuissant à imposer ses vues sur les prix, les marges de profit et les sanctions à appliquer aux fraudeurs. Le « socialisme engendre des sortes d’oligopoles mous, fort peu novateurs, encore moins agressifs, mais dotés d’une remarquable résistance au contrôle et au changement ». On apprend qu’en URSS le tiers des machines est vendu à des prix provisoires qui ne sont jamais contrôlés. Pour les produits nouveaux, on a adopté la pratique des « prix gradués », avec une baisse planifiée tenant compte des coûts unitaires et de l’obsolescence du produit. L’auteur montre que cette dernière est impossible à calculer si l’on veut qu’elle porte à la fois sur les délais et sur l’amplitude.
Cet étonnant tableau est peint par un chercheur sérieux qui montre que « les réformes ont introduit le marché dans la planification mais pas la concurrence. Il conclut en demandant si, au pouvoir économique, sans frein, des entreprises et des administrations ». était susceptible de s’opposer le contre-pouvoir des demandeurs ou tout autre contrepoids, qui peut aller de la conscience morale des décideurs à l’existence de contrôles administratifs sévères, en passant par une pression concurrentielle sur les producteurs, qui les inciterait à la baisse des coûts et à l’amélioration des produits. Faire appel à une autre réforme des prix paraît une illusion.
On sait que « la seconde économie » désigne la zone des transactions qui se déroulent en marge de la loi. Ce phénomène est de plus en plus étudié en soviétologie. Il peut être saisi à partir des travaux de criminologie et à partir des déclarations des émigrés. Le travail de M. Gérard Duchêne résume les études faites d’après ces sources. L’importance quantitative de cette « seconde économie » ne nous est pas donnée. La plupart des économistes évaluent à 10 % la minoration du PNB (Produit national brut), mais elle est aussi donnée, d’après des sources hongroises, comme étant à un niveau voisin du montant de l’économie officielle. On constate d’ailleurs qu’il y a une dépendance étroite entre les deux zones, celle de l’exécution légale du plan et celle de la corruption des échelons supérieurs. Se référant aux travaux de l’école de Chicago, où le crime est considéré comme le comportement normal d’un être rationnel lorsqu’il compare une espérance de gain, licite ou non, au risque encouru, l’auteur conclut que les sociétés socialistes, fondées sur l’unité sociale totale et dirigées par la conscience du parti, engendrent nécessairement une sphère d’activités parallèles reflétant l’échec de la « Hiérarchie complète ». Les infractions économiques deviennent un phénomène normal que l’on peut qualifier de « production planifiée de la délinquance économique ». Il en résulte deux conséquences majeures : une perte d’efficacité économique et une perte de l’autorité de l’État. ♦