La passion de comprendre
Dans Au nom de quoi ? Fondements d’une morale politique (Seuil, 1969), celui de ses livres auquel il est le plus attaché, Alfred Grosser avait déjà un peu évoqué son histoire personnelle, ses choix et leurs justifications. D’une lecture plus facile, ce nouvel ouvrage constitue une sorte d’autoportrait intellectuel et spirituel, accompagné de réflexions sur le rôle de médiateur et d’observations sur certains problèmes de notre temps. Au fil des pages se révèlent les multiples aspects d’une personnalité attachante qui se livre avec une rare franchise.
La chance
Interrogé par Noël Copin, Alfred Grosser évoque sans acrimonie les événements qui, en 1933, obligèrent sa famille à quitter l’Allemagne hitlérienne et à se fixer en France dans des conditions particulièrement difficiles. Après la mort du père, il y eut la guerre, l’exode, la mort de la sœur, la clandestinité dans le Midi, la participation à la Résistance. Ces événements n’entamèrent cependant pas son optimisme foncier : « Tout ce qui venait de l’extérieur est passé comme les gouttes d’eau sur le dos du canard… ». Son extraordinaire capacité d’adaptation au nouveau milieu culturel, qui devait lui permettre après 1945 de jouer le rôle que l’on connaît dans la vie universitaire et publique de la France, lui montra très rapidement qu’il n’avait aucune raison de désespérer.
La longue période de lutte contre les adversités et la forte volonté de donner un sens à sa vie expliquent peut-être l’importance qu’Alfred Grosser accorde aux rapports très différenciés qu’il entretient avec les membres de sa famille, définie ici comme une cellule assez étroite. Le bonheur familial, la réussite professionnelle et sa position sociale pèsent plus que les épreuves du passé quand il avoue : « J’ai joui d’une telle accumulation de chances ». Mais c’est pour en tirer aussitôt la maxime suivante : « Il s’agit de vivre à la hauteur de la chance qu’on a reçue ». Il en arrive même à la conclusion qu’il appartient aux privilégiés, aussi trouve-t-il normal de payer le prix d’une telle chance en étant disponible à l’égard des autres et en employant sa vie de façon utile. Détestant la mesquinerie et l’aigreur, il croit avec avidité à la « raison chaleureuse ».
L’admiration
La chaleur, le bonheur… ceux qui entourent Alfred Grosser savent le prix que ces mots prennent pour lui. Il n’hésite pas à affirmer bien haut : « J’étais heureux, j’ai toujours été heureux, sauf aux moments de fatigue ». Au risque de faire ricaner les pédagogues blasés, il dit qu’il croit aux « éducateurs heureux » et explique par ces mots la signification collective du bonheur : « Pour moi, c’est un thème fondamental ; des gens bien dans leur peau sont apaisants pour les autres et plus utiles à la collectivité que s’ils réfléchissaient à leurs petits malheurs physiques, affectifs, ou intellectuels ». La joie créatrice et distanciée, l’amour, l’inquiétude agissante, la simplicité, la pureté font partie des choses qui lui tiennent le plus à cœur.
L’ouverture au monde extérieur se traduit chez cet esprit très critique par une capacité d’admiration toujours prête à se manifester, que ce soit pour des infirmes, pour un couple de concierges ou pour les « grands vieillards » (A. Siegfried, E. Vermeil, J. Schlumberger). Il dit son admiration illimitée pour « ceux qui rayonnent dans la souffrance ». C’est encore l’admiration qui jaillit quand il parle de sa mère, de Joseph Rovan, de Jacques Delors, de Françoise Giroud, de Raymond Aron, de Jean-Marie Domenach, de l’Institut de Formation des Cadres Paysans, ou de ses amis, le Père François Varillon et René Rémond (« un ami incroyablement proche »). Au gré des entretiens, il révèle ses goûts littéraires pour Renan, Martin du Gard (avec Les Thibault comme livre de chevet), Huxley, Gabriel Marcel, Sartre, H. Haine, V. Hugo, Prévert, Stendhal (Le Rouge et le Noir, relu pour la centième fois). Il parle presque avec enthousiasme du théâtre de Vilar, de Gérard Philipe et de Jean-Louis Barrault, avec non moins de chaleur de la peinture de Monet. Le goût pour la musique ferait partie de son « héritage allemand ». Il cite essentiellement Mozart, Brahms, Haydn, Schubert et Mahler, mais aussi Berlioz, Debussy et Menuhin. Les lecteurs du Monde se souviennent d’un de ses articles sur la IXe Symphonie de Beethoven.
La mort
Alfred Grosser recherche aussi auprès de ceux qu’il admire le réconfort, l’« approbation morale ». Malgré sa solidité apparente, il ne cache pas ses doutes et son besoin de la parole de l’ami « qui montre simplement que lui, que j’estime, continue de croire en moi ». Ayant pris l’habitude de s’observer d’un regard distant, il ne tait pas son narcissisme, ses impatiences, ses colères, ses vues étroites et ses limites. Il évoque ouvertement « les dangers qui le menacent » : « le pharisaïsme, le non-réfléchissement vers le dehors de la joie accumulée dans la vie familiale et surtout… le fait de prendre au sérieux les vanités de ce monde ». Car au bout de la vie, il y a la mort, « le point d’articulation de tout », ce « qui sépare l’accessoire de l’essentiel ». Il ne craint pas la mort naturelle mais il redoute la disparition prématurée de l’un des siens ou la diminution physique. La conscience aiguë du temps qui lui reste à vivre le pousse à « donner une signification à la vie », en recherchant des états supérieurs à d’autres et si possible une certaine perfection.
Il perçoit la mort comme un anéantissement et non comme un mystère. C’est bien là un des nombreux points qui le séparent des chrétiens. Et pourtant la référence religieuse est constante chez cet incroyant. Né dans un milieu juif où la croyance était limitée, il note : « mon attirance pour le judaïsme et la connaissance que j’en ai sont d’une extraordinaire faiblesse ». C’est la persécution et non la croyance qui lui a fait découvrir sa judaïcité. Il s’est éloigné du judaïsme car celui-ci n’était pas assez universaliste. Dès l’adolescence, sa présence à peu près constante en milieu chrétien a été facilitée par le fait qu’il ne sentait « aucun risque d’être séduit ». La non-croyance se fonde sur son refus du magique, des mots sans signification, du dogmatisme, de l’absence d’une liberté difficilement conciliable avec la notion de hiérarchie. Pour lui, il n’y a pas de vérité absolue, mais des degrés de vérité. Toute religion est frappée d’un certain relativisme dans la mesure où l’appartenance religieuse est déterminée par le lieu de naissance. Lui, le non-croyant, baptisé catholique dans des conditions assez rocambolesques, a fait donner une éducation catholique à ses enfants pour qu’ils puissent un jour choisir librement.
Les chrétiens
Tout imprégné de culture chrétienne, il ne se montre pas tendre pour les catholiques « sociologiques » ! Très attiré par le Nouveau Testament, il leur reproche de lire rarement les Écritures. Il aime la messe si elle offre l’occasion d’une méditation personnelle et d’un bien-être spirituel ; il trouve que trop de chrétiens vont à la messe par alibi, pour remplacer l’action chrétienne. Il se dit agacé par ces chrétiens non chrétiens qui ne vivent pas l’élément fondamental de la foi : la Résurrection de Jésus. Mais avec l’idée de résurrection, on entre, selon Alfred Grosser, « dans la contradiction la plus énorme sur la nature du sacrifice » du Christ. « Il faut que pendant un moment, sa nature divine ait totalement disparu pour que sa souffrance ait la moindre signification ». Le vrai chrétien serait celui dont le « christianisme est d’une importance fondamentale dans tous les aspects de son existence » et qui met en relation ce qu’il pense et ce qu’il fait.
La cohérence, l’absence d’hypocrisie, la fidélité dans les choix et les engagements. Alfred Grosser voudrait les voir respectées dans le domaine religieux comme ailleurs. Il a à propos des prêtres cette phrase profondément juste : « Si certains prêtres d’aujourd’hui savaient à quel point leur métier est beau, ils n’éprouveraient pas le besoin constant de faire autre chose pour se justifier à leurs propres yeux ». Il relève que l’Église a beaucoup changé, que l’intolérance se situe plus à gauche qu’à droite. Mais il lui reproche aussi d’« avoir trop prêché l’humilité et de ne pas avoir assez regardé la parabole des talents » ; il trouve que sa conception du prochain est parfois limitée et il regrette qu’au cours de l’histoire les papes aient eu pour souci de protéger d’abord les catholiques ou « de cacher les situations d’injustice au nom de la fraternité passagère devant l’autel ». Il condamne dans le cléricalisme l’attitude de ceux qui déduisent « de la foi et des Écritures des options politiques s’imposant à quiconque veut se dire chrétien ».
Le médiateur
La transplantation du milieu socio-culturel allemand dans le milieu français, réussie sans couper les ponts avec le passé mais accompagnée d’une prise de distance à l’égard de toute insertion sociale limitée, et le long dialogue de l’incroyant avec le judaïsme, le protestantisme et le catholicisme, donnèrent à Alfred Grosser la souplesse d’esprit, la diversité des expériences et la somme des connaissances grâce auxquelles il exerce avec bonheur le rôle de médiateur qu’il considère comme sa principale fonction sociale. « Il faut sortir les gens des ghettos moraux dans lesquels la réprobation des autres ainsi que leur propre attitude les enferme ». Cette vocation n’a pas connu de « véritable changement d’orientation », bien que « la grand-peur » d’Alfred Grosser à vingt ans ait été de « se perdre à force de vouloir comprendre ».
Il n’est pas facile, de tenir une telle position, un des passages clés du livre le souligne : « Pour savoir comment juger et agir, je me trouve presque toujours attiré par deux pôles opposés. Or des réalités ou des concepts opposés peuvent être vrais simultanément. Ils ne deviennent faux que si on se laisse entièrement attirer par l’un des deux pôles opposés, que si on pousse l’une des deux idées contradictoires, l’un des deux comportements contradictoires jusqu’au bout. Vivre cette tension, ce n’est pas préconiser une morale du juste milieu, c’est au contraire reconnaître ce que la tension a de stimulant, de fécond. Il s’agit de suivre une ligne de crête entre les deux précipices » (p. 37).
Alfred Grosser aime passionnément faire ressortir les incohérences et surtout chez ceux qui sont trop portés à condamner au nom de principes qu’ils ne respectent pas eux-mêmes. Il voit dans son attitude une trace d’esprit talmudique et un goût prononcé de la maïeutique. Il ne se considère pas comme un « donneur de leçons » car il n’impose pas son point de vue. Aussi peut-il s’adresser à chaque groupe pour lui dire ce qu’il n’entend pas normalement. Il va volontiers à contre-courant. « En somme je m’adresse à un public que j’essaie de prendre à contre-pied, sans le braquer, dans le but de lui être utile ». Au nom du pluralisme, il essaie de faire admettre à ses auditeurs « que les choses ne sont pas simples, que le choix de leur adversaire est en général respectable, même quand il est inacceptable ».
La tolérance
Alfred Grosser a choisi consciemment le métier de pédagogue politique, avec pour objectif de « rendre les conflits moins verbaux et les adversaires moins haïssables », de « diffuser des connaissances pour que les affrontements se fassent à partir de faits plutôt qu’à partir d’illusions ». Il veut « montrer à chacun le mieux possible la réalité de l’autre ». Par cette attitude interventionniste, qui provoque à la réflexion, il se définit comme « viscéralement antidémagogique ». Bien qu’il vote pour le parti socialiste, il a volontairement renoncé à l’engagement et au militantisme dans un groupe déterminé pour être sûr de ne pas trahir la vérité et pour rester plus crédible pour les membres des autres groupes. Devançant le reproche qui pourrait lui être fait, il reconnaît que c’est une situation privilégiée et même de fuite à certains égards.
Ce mouvement constant d’un pays à l’autre, d’une religion à l’autre, d’un groupe à l’autre, accompagné de la volonté de connaître et de comprendre en comparant, a conduit Alfred Grosser à donner une importance capitale à la notion de tolérance. Celle-ci naît de la prise de conscience de nos propres contradictions. « Si vous vous croyez pleinement cohérent, vous êtes beaucoup plus intolérant que si vous savez à quel point vous n’êtes jamais pleinement cohérent avec vous-même ». Le respect de la liberté d’autrui est un impératif sans que tolérance signifie abdication ou intransigeance. Partant de cette notion de tolérance, Alfred Grosser explique longuement la portée du discours qu’il prononça à Francfort le 12 octobre 1975, lors de la remise du Prix de la Paix par l’Union des éditeurs et libraires allemands. Il voulait montrer aussi que l’on peut « défendre des gens que l’on combat par ailleurs » au risque de les voir abuser de vos paroles. On s’amusera à lire ce que serait devenu « le discours de Francfort » tenu aux Français !
Le travail franco-allemand
C’est par la rigueur de son éthique autant que par son histoire personnelle qu’Alfred Grosser est devenu le médiateur, l’« explicateur » et même la conscience des relations franco-allemandes. Dès la fin de la guerre, il s’est senti coresponsable de l’avenir du pays vaincu. Avec sa mère et les membres de l’équipe d’Emmanuel Mounier, il est revenu en tant que Français pour aider à reconstruire une Allemagne démocratique. Il se considère en Allemagne comme « la voix spécifique de l’étranger compétent dont l’esprit critique est accepté parce qu’on le sait bienveillant ». Le travail franco-allemand n’a pas été vain. « J’ai vu tant d’Allemands qui avaient été libérés de l’endoctrinement nazi ». Et il appelle chacun, en Allemagne et ailleurs, à regarder honnêtement son passé collectif et à en tirer les conséquences.
La passion de comprendre ne donne pas seulement des clés pour mieux saisir la personnalité d’Alfred Grosser. Le livre apporte aussi des observations pertinentes sur un grand nombre d’autres questions qui le préoccupent, tout particulièrement sur la politique française (avec des passages très mordants sur le francocentrisme) et sur la pratique de l’information. Avec des formules à l’emporte-pièce, il parle également de la pornographie, de la sexualité, de l’éducation sexuelle, du planning familial, de l’accouchement sans douleur et… des femmes. Ses positions sur le sport, l’école, l’université, la culture et les intellectuels lui fournissent autant d’occasions de relever des inconséquences et de dénoncer les œillères des uns et des autres.
Aux questions : « Vous vous estimez ? Vous vous respectez ? », Alfred Grosser répond sans hésiter : « Parfaitement ! Et je souhaite à chacun de pouvoir en faire autant. Cela n’a rien à voir avec l’autosatisfaction, mais avec la capacité de vivre en fonction de certains critères ». Homme de la cohérence, de la fidélité et de la tolérance, le médiateur à la raison chaleureuse est tout entier dans cette réponse. ♦