L’économie obéissante
Que l’URSS connaisse de sérieuses difficultés économiques, personne ne le conteste : les échecs répétés avec une ampleur croissante dans le secteur agricole en sont une manifestation patente. Le tassement de la croissance de l’économie soviétique a reçu en Occident et dans les pays socialistes diverses interprétations. Mais jusqu’à présent – à notre connaissance – il n’avait jamais été abordé, sous l’angle du processus décisionnel.
Sous un titre volontairement ambigu, L’économie obéissante, mais éclairé par un sous-titre plus explicite « Décisions politiques et vie économique en URSS », le denier ouvrage de Georges Sokoloff comble cette lacune.
Après avoir rappelé que, conformément à la tradition tsariste, le pouvoir en URSS était plus ou moins concentré depuis 1917 dans les mains d’un Guide. Georges Sokoloff s’interroge sur la valeur des choix économiques de ce décideur autocratique et pose d’emblée la question : « Qu’est-ce qui guide le Guide ? » qui s’est soustrait à la sanction de la société qu’il conduit.
Pour répondre à cette question, l’auteur se tourne vers le passé. Il relève dans l’histoire économique de l’URSS trois principes d’action auxquels il conserve l’appellation de la logomachie officielle « la conscience », « l’expérience », « la science et la prudence » et dont l’analyse constitue les trois parties de l’ouvrage.
1° La conscience – Dès la Révolution d’Octobre, les dirigeants soviétiques se sont présentés, non comme une émanation de la société, mais comme une avant-garde éclairée, fondant la légitimité de son pouvoir sur un niveau de conscience (au sens hégélien du terme) particulièrement élevé. À l’abri de tout contrôle « ré-actionnel » de l’environnement, ils se sont donné « les mains libres », mais sans l’assistance des « Dieux de l’histoire », selon la formule célèbre de Lénine : « Que faire ? ».
2° L’expérience – Aussi, estime l’auteur, faut-il se référer à l’idée d’expérience pour interpréter le fonctionnement effectif du système, le décideur naviguant entre les balises précédemment identifiées.
Pour illustrer cette pratique expérimentale du pouvoir, trois niveaux ont été retenus :
– l’organisation du système économique, qui, après être allée de la balise « communisme de guerre » à la balise « Nep » (1) s’est stabilisée dans une position médiane, mais privilégiant nettement « le pouvoir de commandement des instructions administratives – et non les flux financiers – sur les flux réels »,
– la politique économique suivie depuis la mise en œuvre des premiers plans quinquennaux jusqu’aux « mille et une expérimentations insensées de Khrouchtchev »,
– les relations avec l’Occident, balisées d’un côté par recueil de la « dépendance » et de l’autre par celui de l’« isolement ».
3° « La science et la prudence » – Après la chute de Khrouchtchev, accusé de subjectivisme, la conscience, comme principe de pouvoir, fut abandonnée. MM. Brejnev et Kossyguine s’engagèrent à gouverner avec « science et prudence ». Mais s’agit-il d’une modification du système décisionnel ? Celui-ci, note l’auteur, reste empirique, réagissant dans le temps contre les erreurs passées et dans l’espace contre des événements extérieurs. Ici l’auteur quitte peu à peu le domaine de l’histoire pour s’engager dans celui de la prospective et décrit une série de scénarios possibles de réactions au tassement de la croissance interne et à la crise de l’économie occidentale.
Il est peu probable, estime Georges Sokoloff que l’empirisme permette à l’URSS de trouver les solutions aux problèmes actuels de son économie. Il admet certes que le système décisionnel puisse se transformer, mais toute transformation efficace reste selon lui peu probable car « elle est soumise à un préalable majeur : une participation plus large, plus directe, plus positive du citoyen à la prise de décision ». Mais ceci ne risque-t-il pas d’être pris comme une invitation à la « désobéissance ? ».
Il convient de remarquer que le problème soulevé par le présent ouvrage est au fond celui du régulateur de la société soviétique. L’approche utilisée par Georges Sokoloff peut être utilisée pour d’autres « matières » que l’économie. ♦
(1) Nep : la nouvelle politique économique instaurée en 1920 en raison de la nécessité de rétablir des échanges économiques avec les pays capitalistes.