Les débats
Ces débats ont suivi les interventions de la matinée.
• Les Russes font preuve d’une volonté manifeste de survie. Le général Paris reconnaît que les militaires pourraient peut-être faire un putsch, mais je me demande si l’armée est seulement capable de se faire obéir, alors de là à faire un putsch... Dans ce pays on n’attend plus rien de l’État : ce n’est donc même pas la peine de se révolter contre lui. Une question se pose tout de même, à savoir si les oligarques ont réellement disparu ? Ils ont une fortune énorme, ce qui donne des moyens ; ils ont le contrôle des chaînes de télévision et des médias, il en va de même pour le pétrole : peut-on dire alors que le règne des oligarques est fini ?
Primakov cherche à mettre un terme à la puissance des oligarques, notamment en suggérant que les gouverneurs, qui sont élus actuellement, ne soient plus élus. Ceux des régions riches s’appuient sur une légitimité populaire face au pouvoir central. L’idée de Primakov est donc de restaurer l’État en lui donnant la possibilité de choisir ceux qui gouvernent les régions.
Ce que Primakov pense donner en échange aux gouverneurs qui ne seraient plus légitimés par le vote, c’est que les autonomies locales soient également l’objet d’une nomination. Le problème de l’éclatement ou de la dispersion des responsabilités en Russie est partout, à l’intérieur de chaque fédération où ont lieu des luttes incessantes, ce qui explique l’absence de cohérence. L’objectif est donc de rétablir un peu de « verticalité » dans ce système qui est éclaté « horizontalement ».
En ce qui concerne les oligarques, leur spécificité n’est pas seulement qu’ils soient riches, qu’ils soient à la fois banquiers et industriels, c’est aussi qu’ils soient dans le pouvoir. Quand on parle de la mort des oligarques, on n’entend pas les rendre moins riches, mais faire en sorte que leurs capacités à brouiller les cartes du pouvoir soient réduites. Par ailleurs, ils sont les maîtres des grandes banques, mais ce sont elles qui sont les plus fragilisées à force d’avoir joué sur le change et sur la dette d’État à court terme. Leur puissance financière s’est donc réduite. En fait, l’oligarchie c’est le pouvoir par l’accumulation du potentiel de richesses. Dès lors que celui-ci s’est réduit, dès lors que la capacité à agir sur les pouvoirs centraux est en train d’être clarifiée, on peut effectivement parler de la disparition des oligarques, ou à tout le moins d’une importante réduction de leur pouvoir.
• On a parlé de la continuité dans la doctrine militaire. A-t-on étudié de près l’évolution de la Russie de 1865 à 1913 ? Cette période a vu une adaptation du peuple russe et de sa culture avec l’apparition d’une société civile de plus en plus forte ; or cela a été occulté par les partis communistes et est-ce que cela ne resurgit pas actuellement ?
Effectivement, il y a là une période extraordinaire qui a été occultée parce qu’on a vécu sous l’autorité morale du marquis de Custine et ensuite du parti communiste. On a toujours considéré que les Russes n’avaient aucune idée de la transformation. Alexandre II ne s’est pas contenté d’abolir le servage, il a fait une série de réformes dont une juridique, en 1864, qui plaçait la Russie bien en avance sur la France en ce qui concerne l’organisation légale du pays. Son application a été freinée à la suite de l’assassinat d’Alexandre II, mais faute de lâcher la bride politiquement, on transformait la Russie économiquement, intellectuellement afin de parvenir progressivement à un autre système. Au conseil de révision de 1913, on a constaté que tous les appelés savaient lire, écrire et compter dans la proportion de 80 %. De son exil, Lénine écrivit un article en 1913 où il admettait : « Cette nouvelle démocratie est en train de transformer la Russie et si cela dure encore, nous ne pourrons plus faire la révolution » !
La question est de savoir si ce passé n’est pas trop lointain pour fournir les racines d’une réappropriation de l’idée de modernité, de l’idée de développement, de l’idée de démocratie. Dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, la situation est différente dans la mesure où le souvenir de l’histoire est encore vivant et présent ; en Russie la question se pose. Les Russes font cet effort de retour sur leur propre histoire, malheureusement il y a aussi des Russes qui retombent dans les débats du XIXe siècle sur l’âme russe, le besoin du knout, le rapport au père, la situation entre l’Asie et l’Europe. Ce débat témoigne combien cette tentation existe toujours.
• Où en est l’agriculture russe et quelles sont ses perspectives ? En outre, la Douma serait sur le point d’accepter le traité Start 2, mais en posant certaines conditions ; or le Sénat américain vient d’approuver le principe d’un réseau antimissiles, ce qui met en cause le traité ABM : n’y a-t-il pas là les éléments d’un nouveau contentieux russo-américain, ou bien au contraire les facteurs d’un nouvel accord ?
La Douma ne veut pas de Start 2 pour deux raisons : la première est l’élargissement de l’Otan, car la Russie craint que par ce biais il y ait des armements à portée intermédiaire installés dans les anciens pays du pacte de Varsovie. Objectivement, quelles que soient les promesses (qui n’engagent généralement que ceux qui les reçoivent), des missiles intermédiaires mobiles peuvent très bien être mis en place n’importe où, n’importe quand, et presque n’importe comment. La seconde raison, c’est le traité ABM. Là, reconnaissons que les Américains sont des hypocrites puisque, contrairement au traité, ils ont poursuivi leurs recherches. Ils n’ont d’égaux dans leur hypocrisie que les Russes qui n’ont pas un seul instant abandonné leurs recherches sur l’antinucléaire : interception des missiles et emploi de l’induction électromagnétique, ce gigantesque court-circuit qui grillerait tous les composants électroniques des missiles et des têtes nucléaires. Cela démontre qu’il n’y a jamais d’arme absolue.
Sur l’agriculture, l’impression générale qu’on peut avoir est que la transformation des structures et des comportements du monde rural est lente. Les problèmes de privatisation de terres n’ont pas été réglés, l’utilisation à titre privé de la terre ne s’est que fort peu développée : elle concerne 2 à 3 % des surfaces cultivables. La privatisation des kolkhozes n’est que nominale. Cette campagne fonctionne à l’ancienne, elle est moins productive, d’autant que la demande urbaine s’est transformée notamment par l’apparition des jardinets privés autour des grandes villes. Ce qui pourrait sauver cette agriculture de sa léthargie, c’est l’accroissement des besoins alimentaires de la Russie. Or, une grande partie de l’augmentation de la consommation a été assurée par des importations venant d’Occident dans la proportion de 30 %. La crise peut avoir un effet positif dans la mesure où elle va forcer les consommateurs russes à se reporter vers les produits nationaux, mais il n’y aura de changement durable qu’à partir du moment où le secteur alimentaire se modernisera.
• On a dit que la Russie était une réplique de Weimar, et c’est sous Weimar qu’il y a eu la Reichswehr, et le général Paris entrevoit la possibilité d’un sursaut de ce type : faites-vous un pari sur l’avenir basé sur des analogies, ou bien disposez-vous d’indices ?
Je ne fais pas d’analogie. L’armée russe est en train d’évoluer vers une armée de cadres, non par volonté, mais de facto tout simplement parce qu’elle n’a plus de militaires du rang. Ceux-ci provenaient de la conscription ; or celle-ci est exsangue, avec 80 % d’insoumission. Quant aux troupes contractuelles, elles n’existent pas : il n’y a pas d’armée de métier russe. L’armée russe n’a d’ailleurs pas une mentalité d’armée de métier, elle ne l’a jamais eue, c’est la première armée au monde qui a adopté la conscription le 7 novembre 1799. Ce n’est donc pas la république de Weimar, ne raisonnons pas par analogie. L’armée russe évolue vers une armée de cadres, tout à fait apte à prendre une nouvelle stature pour peu que l’État reprenne de la force ; or les Russes sont disponibles pour toutes les adaptations.
• La situation de l’armée russe n’est-elle pas réellement catastrophique ? Quand l’armée ne peut plus nourrir ses contingents, quand les officiers sont obligés, pendant leur temps de travail, d’aller faire des heures de garde dans des milices ou des entreprises, n’est-ce pas une catastrophe, non seulement matériellement, mais aussi moralement ? D’où ces affaires de corruption, et il n’y a aucun plan de réorganisation en cours ni même une réflexion à ce sujet, alors que pendant la période soviétique les officiers russes ont été coupés de leur patrimoine datant de la période tsariste.
J’ai précisé que l’armée russe, à l’heure actuelle, avait intégré l’héritage de l’armée soviétique et, par elle, celui de l’ex-armée impériale. Rien n’a été abandonné, pas même le système de raisonnement stratégique. Ensuite, je n’ai jamais dit que l’armée russe était dans un état catastrophique ; j’ai dit qu’elle était déliquescente. Cette armée est caractérisée par l’absence de militaires du rang, par sa construction qui la prive de sous-officiers et cela depuis quatre siècles, depuis Pierre le Grand : ce n’est pas dans sa mentalité, ce n’est pas notre système, ni celui des Allemands, ni celui des Américains. L’armée russe n’a pas de corps de sous-officiers tel que nous l’entendons en Occident. Elle évolue ipso facto vers une armée de cadres. Certes, ils sont démoralisés ; bien sûr ils en veulent à ceux qui ont détruit l’URSS ; ils vouent Gorbatchev aux gémonies. J’ai rappelé que Lebed avait accusé un général d’avoir vendu les blindés revenant d’Allemagne et d’avoir maquillé la corruption en envoyant d’autres blindés se faire démolir dans Groznyï. De plus, n’étant pas payée, cette armée se livre à ce qu’on appelle en France des « petits boulots », et ce n’est pas un facteur de maintien du moral. Tout cela est certain, mais c’est une armée qui est cependant capable, du jour au lendemain, de trouver les ressorts nécessaires pour former à nouveau une puissante force militaire. ♦