Le fer et le velours
« Autour d’elles (la France et l’Allemagne) on se félicitait de ce grand beau temps dans le climat d’un continent où, de leurs rencontres orageuses, étaient nés si souvent la foudre et les éclairs ». Du de Gaulle ? Non, du Bonnefous. C’est dire la perfection de la langue, la maîtrise dans le choix des images, l’ampleur d’un style qui procure toutefois au lecteur des instants de détente par des tournures familières et un humour sous-jacent.
Le titre ne révèle que tardivement l’ambition du propos tenu en quatre parties et vingt-huit courts chapitres. La planète entière est passée en revue au moyen de raccourcis talentueux comme celui qui, en trois pages à peine, réussit à exposer clairement la « tragédie des grands lacs » (africains). On trouve ici des descriptions magistrales, que ce soit au chapitre XII où l’on comprend que Berlin n’est plus Bonn, ou au savoureux chapitre XXVI sur le déroulement tortueux de négociations avec Israël qui font perdre pied au cartésien. Le record belge d’enchevêtrement des institutions (guère encourageant pour les tenants de la régionalisation !) n’empêche qu’il vaut mieux ressentir le « bonheur des petits » à Singapour qu’être un « géant fragile » en Afrique où « les anciennes métropoles se détournent de partenaires turbulents... vers d’autres marchés plus attirants ». La Chine, en « rejoignant le peloton de tête à grandes enjambées », est en passe de devenir une puissance maritime. Quant au « colérique oncle Sam, quand il veut montrer de quel bois il se chauffe, on voit d’emblée, lorsque défile son infanterie, qu’il ne s’agit plus de bois blanc ». Le tout sans oublier notre cher pays où la rue (délicieux chapitre IV) « tolérée, voire approuvée... avec 1 700 manifestations à Paris en 2000... fait que le 1er mai, c’est tous les jours ! » Bref, le panorama est vaste et la scène animée, l’exposé prenant désormais valeur de testament de la part d’un homme qui eut l’occasion d’observer de près les événements du monde pendant plusieurs décennies.
Si l’auteur, décédé en effet récemment et dont la lecture de ce livre fait encore plus regretter la disparition, fut, entre autres fonctions variées au service de l’État, un diplomate de haut rang, et manie en général le velours du langage riche en nuances et en litotes de l’ambassadeur, il se plait çà et là à manier le fer avec la fougue d’un jeune homme. Déjà, une introduction quelque peu sarcastique débute en fanfare en exécutant « la convergence affligeante... et le conformisme oppressant d’une police de la pensée ». La critique va ensuite bon train sur « le mirage de l’idéologie européiste... l’Union bouffie et sans nerf... avec sa Commission brouillonne, son Parlement baladeur et son administration coupée des citoyens... qui se rabat sur la protection des oiseaux migrateurs quand elle revient bredouille de la chasse aux distorsions ». Elle dénonce l’acharnement anti-serbe et les manipulations de l’opinion à propos du Kosovo où l’Otan « s’est comportée en pays conquis... après avoir présenté sans discernement des exigences bureaucratiques à un peuple ombrageux ». Elle se poursuit quant à l’Irak, notre « ami de trente ans », où « la totale intransigeance de Washington » affiche pour seul programme : « Affamons-le, ruinons-le, bombardons-le ».
Permanence ou transformation ? Les deux, Votre excellence. D’un côté, dans l’original et paradoxal chapitre XXII, Bonnefous s’attache à démontrer que la fin du XXe siècle n’a pas changé fondamentalement les cartes de son début. Certes, cette période a été traversée par des idéologies flamboyantes, mais qui n’ont après tout vécu que peu de décennies sans laisser de traces vraiment indélébiles, avant de nous ramener aux équilibres traditionnels, moyennant le « passage du témoin de la mère (britannique) à la fille (américaine) », et aux problèmes précédents, y compris le contentieux balkanique. Quant au 11 septembre, l’auteur y voit non une rupture, mais au contraire une sorte d’application synthétique des grands courants décrits par lui avant cette date : fonctionnement en réseaux débordant les classiques territoires nationaux, utilisation des diasporas, mondialisation... Tout au plus se plait-il à nous gratifier au chapitre VII d’un amusant éloge du désordre, comme un enfant de Rotterdam fit avant lui celui de la folie. D’un autre côté, car les diplomates soufflent le froid et le chaud, notre homme se livre à des prédictions lointaines, mais plausibles et solidement argumentées : il voit un axe Washington-New Delhi succéder en Asie à l’axe Washington-Tokyo, il dessine les contours des six empires en train de se former, et surtout il insiste sur la progression fulgurante de l’islam militant à qui l’Occident a si longtemps souri pour des motifs tactiques à courte vue. Pourquoi faut-il que le souffle devienne tiède dans un lénifiant chapitre XXIV intitulé « la politique arabe de la France » ; l’esprit mordant semble s’y réduire au rôle de porte-parole officiel et discipliné du Quai, où il est vrai il acquit une compétence (il fut notamment directeur du Moyen-Orient) devant laquelle on ne peut que s’incliner.
Que cet unique et peut-être injustifié mouvement d’humeur ne soit pas pris pour un coup de pied de l’âne. Sans conteste, pour qui veut suivre les arcanes de la politique internationale vue de haut et se faire une idée aussi claire que possible des grands mouvements qui agitent sur les cinq continents ce passage d’un siècle à un autre, Le fer et le velours est à recommander chaudement. ♦