America is back, les nouveaux Césars du Pentagone
Gérard Chaliand et Arnaud Blin nous avaient donné un précieux Dictionnaire de stratégie militaire (1). Les deux compères récidivent, publiant, dans la hâte que justifie la conjoncture, un livre au titre accrocheur, reflet des inquiétudes actuelles. Si, en conclusion, les auteurs abordent la crise irakienne, c’est moins cette analyse que l’on retiendra que l’histoire, brossée à grands traits, des rapports de l’Amérique au monde. L’Amérique n’est pas une nation ordinaire. La séparation réalisme-idéalisme, que personnifieraient républicains et démocrates, clarifie abusivement le mélange intime de moralisme et d’actions intéressées qui caractérise la politique extérieure américaine.
Les premiers immigrants, fuyant les perverses querelles politiques de l’Europe, se réfugient dans leur île. Île vaste qui leur offre des immensités prometteuses, mais île tout de même. Ils y créent une société modèle, réussite qui témoigne de leur Manifest Destiny et dont l’aboutissement n’est autre qu’une fin heureuse de l’Histoire à la Fukuyama. L’histoire va rattraper ces insulaires paisibles et travailleurs. De leur succès va naître la puissance, puissance encombrante qui va les obliger à se salir dans les affaires d’un monde que les premiers « pèlerins » avaient rejetés. La compromission n’ira jamais sans vertu : si l’on se met en guerre, c’est pour faire cesser celle que d’autres, méchants, ont lancée, et proposer à tous, bons ou méchants, le bel exemple américain. La croisade peut être rude, un idéal la soutient.
De ce mélange indissociable, Thomas Jefferson est le fondateur. Rédacteur de la Déclaration d’indépendance, il place la « poursuite du bonheur » parmi les droits de l’homme. Il invente la « diplomatie de la démocratie ». Certes, la démocratie n’est pas agressive, et la guerre, dit Tocqueville, « gêne et souvent désespère cette foule innombrable de citoyens dont les petites passions ont tous les jours besoin de se satisfaire ». Mais le peu de goût qu’a Jefferson lui-même pour la guerre ne l’empêchera pas d’envoyer sa flotte en Méditerranée, contre les Barbaresques coupables d’y entraver le juste commerce.
Démocrates ou républicains, tous les grands présidents des États-Unis ont été dans cet entre-deux. Kennedy le démocrate a décidé la désastreuse entreprise de la Baie des Cochons et engagé son pays au Viêt-nam, dont le républicain Nixon le sortira, à l’issue il est vrai d’une guerre impitoyable. Wilson a sauvé la France de son ennemi allemand, mais pour promouvoir un « catéchisme » de la paix dont il n’est pas faux de dire qu’il triomphe aujourd’hui. Seuls véritables hérésiarques : le couple Nixon-Kissinger, réalistes impénitents. On sait comment, à la faveur du Watergate, le peuple américain les a jugés.
Alors, Georges W. Bush est-il un nouveau réaliste, profitant de l’attaque du 11 septembre pour déchaîner la puissance de l’Amérique et assurer son hégémonie ? Peut-être. Nul pourtant plus que lui n’a stigmatisé le mal, exalté la vertu américaine, appelé sur son pays la bénédiction divine. Que les Américains suscitent la haine lui paraît incompréhensible : « Je sais, répond-il, combien nous sommes bons ».
(1) Perrin, 1998. Cf. Défense Nationale, août-septembre 1998.