Le dossier Saragosse
Pierre de Villemarest est un fin connaisseur du monde glauque des services secrets et acteur lui-même à en croire les nombreux témoignages rédigés à la première personne. Son ouvrage fournit une occasion supplémentaire de sortir d’un manichéisme rassurant mais discutable. Tandis que Gefreite, Feldwevbel et Oberst se faisaient massacrer sur le front de l’Est, plus d’un dignitaire du Reich commençait à trahir en préparant la suite d’une défaite devenue probable (« Négocier la survie »). Le lâchage vint plutôt des suppôts idéologiques et policiers du régime que de militaires disciplinés et de l’Abwehr « soigneusement tenue à l’écart ». On ne peut s’empêcher de songer au binôme Talleyrand-Fouché et au « vice appuyé sur le bras du crime ». Les conjoints mis en valeur ici se nomment Martin Bormann, nom relativement connu, et Heinrich Müller, en énigmatique personnage moins notoire bien qu’élève efficace et zélé d’Himmler et d’Heydrich, affublé de la particule « Gestapo » afin de souligner son appartenance à cette auguste maison et de le distinguer de ses innombrables homonymes.
En gros, dans un inextricable lacis d’intrigues, on assiste à deux opérations. La première se conçoit aisément en une telle situation : sauver les meubles, garer les fonds et s’assurer des zones de repli (somme toute, des « positions préparées à l’avance » !) On parvient ici à un peu de Proche-Orient, mais surtout à l’Italie, au Portugal, à l’Espagne (le dossier Saragosse) et enfin à l’Amérique du Sud ; en première ligne, l’Argentine peroniste mise à contribution dès 1944 et déléguant Evita pour un fameux et mystérieux voyage européen ponctué de rencontres tant avec les banquiers suisses qu’avec Paul VI. L’Allemagne, en principe dénazifiée, se doit de repartir d’un bon pied vers son « miracle », ce qui vaut bien quelques accommodements du côté de l’industrie et de la finance, avec l’apport d’une poignée de déportés de la onzième heure opportunément blanchis d’office. Le docteur Schacht reste le gourou, Skorzeny se balade un peu partout, l’IG-Farben assure la continuité, l’argent planqué revient de Buenos-Aires. Le tout se passe sous l’œil compréhensif d’Adenauer et, de ce côté-ci du Rhin, de Pleven et Jean Monnet, tous désireux d’épauler les « blanchisseurs d’archives » et de rebâtir « en étouffant les relents du passé ». Même le Mossad ne met pas les pieds où il ne faut pas et se contente du lampiste Eichmann.
Le second aspect, plus troublant, est celui de la collusion des régimes totalitaires, où les appareils policiers l’emportent sur les états-majors, et de leur commune hostilité à la social-démocratie dont ils conçoivent par ailleurs les faiblesses. La guerre germano-soviétique n’est au fond qu’un entracte. Avant, ce sont la complicité des années 30, la présence de nombreux communistes parmi les SA, le coup de main donné dans la confection du dossier Toukhatchevski, le « paquet-cadeau » du pacte d’août 1939 préparé de longue date à la barbe des Occidentaux, le prêt de la base de Mourmansk à la Kriegsmarine et le travail commun dans le énième dépeçage de la Pologne, cependant que les espionnes de Staline comme la belle Marika Rökk, coqueluche des studios berlinois, peuplent les lits des chefs de la Gestapo. Après sa victoire, le Kremlin, à côté des pires atrocités, fait preuve sur certaines affaires d’une « étrange retenue », y compris à Nüremberg. Le vent ayant tourné, « fascinés par l’idée d’une sorte de national-bolchevisme » (après tout, un ersatz), les Bormann et Müller qui ont toujours entretenu les contacts avec l’autre camp, se seraient bien vus en « proconsuls d’une Europe appelée à être soviétisée ».
Après avoir rendu compte aussi fidèlement que possible de cette « remise en cause de l’histoire officielle », nous laisserons à l’auteur la paternité de ses affirmations relatées dans un style plus journalistique qu’historique. Y voir clair est d’ailleurs malaisé dans ce ballet incessant d’agents doubles ou triples. Invité à passer souvent d’une époque à une autre et à faire sans arrêt la connaissance de nouveaux protagonistes, le lecteur même attentif perd pied par moments et a l’impression qu’une forêt touffue cache les arbres majeurs. Il lui reste la ressource, comme dans les polars embrouillés, de tracer des schémas, compliqués par les pseudonymes, pour retrouver qui, cousin de X, a assassiné Y après avoir couché avec Z, ou encore, selon la légende d’Alexandre Dumas, à dessiner des figurines représentant les héros du roman et à les faire disparaître dès leur trépas pour éviter les revenants intempestifs. Pourquoi pas Villemarest un jour à son tour au Panthéon ? ♦