Extrait de l’allocution du Chef d’état-major des armées, à la 19e promotion de l’École de Guerre, le 12 septembre 2011.
CEMA - De quelle guerre parle-t-on ?
Je souhaite vous dire quelques mots sur « la guerre ». École de Guerre ? De quoi s’agit-il ? Rassurez-vous, je ne vais pas vous dispenser un cours de polémologie. Je veux attirer votre attention sur l’essence de notre métier et l’objet de notre vocation d’officier : la guerre !
La guerre est un affrontement des volontés
Pour être plus précis, je citerai Clausewitz : « La guerre est un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ». Cette volonté est politique : le politique donne un sens à la guerre. C’est le postulat de départ de votre vocation. Ne l’oubliez pas !
La volonté est ensuite collective. C’est ce que l’on appelle aussi le patriotisme et l’esprit de défense, qui passe par la capacité d’une Nation à se rassembler autour de son Armée pour se défendre. C’est aussi l’acceptation par la société du coût qu’elle veut consentir à sa propre défense. C’est enfin la capacité de résilience d’un pays qui se donne les moyens de préparer l’impensable et d’affronter l’adversité.
La volonté, c’est aussi la détermination du soldat à honorer le contrat moral qu’il a passé avec la Nation : la défendre au péril de sa vie avec ce pouvoir exorbitant de donner la mort pour accomplir la mission confiée. C’est une responsabilité lourde.
La volonté est enfin celle que le chef militaire doit incarner. Cette volonté se traduit par les forces morales, celles que vous devez cultiver, rayonner et transmettre. Ces forces morales sont le courage, le sens du bien commun, la loyauté, la ténacité, l’esprit de sacrifice et la discipline. Pas une discipline formelle et sclérosante mais une discipline librement consentie et ordonnée au bien commun.
La guerre est polymorphe et multidimensionnelle : l’expérience de ces vingt dernières années est suffisamment explicite !
Elle est polymorphe parce qu’elle relève à la fois de la « raison » et de la « passion », du rationnel et de l’irrationnel, de l’hostilité émotionnelle ou de l’intention hostile pour citer une dernière fois Clausewitz, de la symétrie ou de l’asymétrie !
Elle est multidimensionnelle parce qu’elle s’exerce sur les quatre champs d’affrontements que nous connaissons aujourd’hui et sur lesquels il convient de ne pas faire d’impasses : l’aéroterrestre, l’aéromaritime, le cybernétique et le spatial ! Ces champs d’affrontement se combinent naturellement ! Tenez en compte dans vos réflexions !
L’art de la guerre est dans le contournement de la puissance.
C’est cet art intemporel que Sun Tsu a parfaitement théorisé. C’est cette « aptitude à se mouvoir intelligemment pour créer des situations favorables » si je reprends les mots de l’amiral Castex ! C’est la capacité du stratège à s’adapter aux circonstances et aux contingences toujours mouvantes ! C’est la volonté à l’épreuve de l’intelligence et l’intelligence au service de l’action, pour gagner !
Chaque guerre est unique ; c’est ce qui la rend imprévisible dans son déclenchement bien sûr mais aussi dans ses modes opératoires ! Il s’agit donc plus pour vous d’apprendre à gagner la guerre que de l’organiser ou de la faire ; il s’agit d’apprendre à gagner les combats dans lesquels vous serez engagés, et pas seulement sur le terrain.
Nous avons montré récemment que nous savions gagner : en Côte d’Ivoire, en Libye et même en Afghanistan où les succès tactiques sont malheureusement plus complexes à convertir en victoire politique et où le prix du sang est réel. Gagner suppose que nous bannissions l’immobilisme et que nous sachions nous inscrire dans un équilibre dynamique au rythme d’un monde accéléré. Cela suppose que vous sachiez sortir de vos « canaux historiques » et que vous vous adaptiez, en permanence ! S’adapter, c’est connaître ; connaître et comprendre, comprendre et agir, agir et gagner !
Voilà ce à quoi vous prépare l’École de Guerre : apprendre à vous adapter pour contourner la puissance de l’adversaire et le vaincre. Mais cela suppose aussi que vous respectiez les fondamentaux, dans le détail comme dans le général. Cela vous renvoie cette fois, à la première facette de votre métier.
Pour contourner la puissance il faut savoir analyser ses lignes de forces et ses vulnérabilités. C’est le deuxième point que je souhaitais aborder : la nouvelle physionomie de ces lignes de forces.
Nous vivons dans un monde compliqué
– Un monde qui n’a plus une ou deux références, comme au temps de la guerre froide, mais plusieurs.
– Un monde où la mondialisation a modifié le paradigme des frontières géographiques et de la souveraineté.
– Un monde sans ennemi clairement identifié mais un monde aux multiples menaces qui peuvent se diluer ou se combiner à l’infini (terrorisme, prolifération, cyber-attaques, États faillis…).
– Un monde où les défis écologiques, énergétiques, économiques et démographiques, un monde où les enjeux alimentaires et sanitaires, mais aussi, systémiques, sociaux et culturels sont porteurs de crises et de guerres.
– Un monde d’images et de compassion où l’information immédiate et mondialisée, peut agir comme un véritable levier ou au contraire comme un contre-pouvoir politique ! Observons les révolutions arabes !
– Un monde technologique et systémique plus complexe, donc plus vulnérable, parce que plus facile à paralyser : la technologie est certes un multiplicateur d’efficacité mais elle est aussi un multiplicateur de fragilités et donc de vulnérabilités ! L’exemple du Japon doit nous faire réfléchir.
Nous vivons dans un monde de puissances relatives où les rapports de forces sont eux aussi devenus relatifs, tout comme les vulnérabilités. La force des uns peut être la faiblesse des autres !
Quelques exemples. C’est d’abord le rapport au temps ; la volonté politique se trouve confrontée aux opinions publiques impatientes et versatiles. C’est aussi le rapport à la technologie, avec une confiance aveugle dans ses capacités au risque d’en oublier la place centrale de l’homme. C’est encore le rapport aux valeurs, aux cultures et aux philosophies…
Le monde se réorganise depuis la fin de la guerre froide, il remet en cause des principes qui lui avaient valu une relative stabilité.
Nous assistons à un triple phénomène
1er phénomène : la remise en cause de la légitimité des puissances occidentales à organiser le monde et à imposer leur modèle. Cela passe par une contestation des valeurs qui ont construit un modèle qui était perçu comme universel. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont par exemple révélé les limites de la puissance militaire. La difficulté récurrente et persistante à convertir des succès militaires tactiques en victoire stratégique et politique en est l’illustration. La puissance militaire reste nécessaire mais elle n’est pas suffisante pour apporter des réponses aux crises complexes que nous connaissons. Le modèle de développement économique associé au capitalisme financier révèle aussi ses faiblesses. La crise de 2008 et ses répliques persistantes nous le démontrent au quotidien.
2e phénomène : l’affirmation de modèles alternatifs de puissance. Les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), ceux que l’on appelle désormais les « émergents », ne forment pas un groupe homogène mais revendiquent, chacun à leur manière un statut et une influence dans le concert des nations. Ils ont compris que l’affirmation de leur puissance, même régionale exigeait un appareil militaire complet. Ces puissances pourraient asseoir rapidement leur autorité sur leur propre zone d’intérêt, notamment dans un contexte d’accès aux ressources naturelles de plus en plus concurrentiel.
3e phénomène : une instabilité chronique et sans doute durable qui se cristallise autour d’un arc de crise identifié dès 2008. Ce sont les quatre sous-ensembles critiques que vous connaissez : la zone saharo-sahélienne et la corne de l’Afrique, le Proche-Orient et la Méditerranée orientale, le golfe Arabo-Persique et la péninsule Arabique, l’Afghanistan et le sous-continent indien.
La révision du Livre blanc qui vient de commencer sous l’égide du SGDSN, nous donnera l’occasion de repréciser cet arc de crise au regard des événements que nous avons connus dernièrement, notamment, les révolutions arabes. Il est probable que l’arc de crise révisé s’étende plus à l’Est et plus au Sud. Avec ces révolutions, les rives Sud et Est de la Méditerranée sont entrées dans une période d’instabilité et de recomposition avec des risques de crispations identitaires, politiques, économiques et sécuritaires que nous devons impérativement prendre en compte.
La redistribution des cartes au niveau mondial et régional est en cours. Notre capacité d’influence en sera nécessairement modifiée, ne serait-ce que par notre poids économique relatif associé à un poids démographique plus faible dans un monde de près de 7 milliards d’individus. ♦