The US and Nuclear Deterrence in Europe / Nuclear Policies in Europe
Voici deux ouvrages de petit volume, mais d’un très grand intérêt. La raison en est que, d’une part, ils traitent d’un sujet auquel nous pensons tous (même si nous n’en parlons presque plus), à savoir les perspectives d’avenir de ce que nous appellerons une « identité nucléaire européenne », et que, d’autre part, ce sujet est abordé simultanément par deux experts particulièrement avertis, et sous deux éclairages en principe opposés : l’« anglo-saxon » (comme aurait dit le Général), et le français. En effet, leurs auteurs sont, respectivement, David Yost, membre du Department of National Security de la Naval Postgraduate School et ancien professeur associé à notre Centre des hautes études de l’armement, et Bruno Tertrais, chargé de mission à notre délégation aux affaires stratégiques et ancien membre associé de la Rand, le célèbre think tank américain, très proche du Pentagone.
Les deux auteurs font d’abord, chacun en ce qui le concerne, le point des doctrines actuelles des principaux partenaires de la dissuasion nucléaire sur le continent européen. Nous allons tenter de les résumer, en y ajoutant toutefois, s’ils le permettent, notre interprétation personnelle. Il faut d’abord évoquer, malgré la géographie, le partenaire américain, puisque c’est par rapport à lui que chacun des Européens se positionne, en fait. Il convient de rappeler auparavant que, en ce qui concerne les moyens, seuls la Russie et les États-Unis déploient encore en Europe des armes nucléaires dites autrefois « tactiques ». Pour ces derniers, il s’agit uniquement de bombes aéroportées, pouvant, en principe, être mises en œuvre par les avions « à double capacité » des pays alliés qui ont accepté leur stockage sur leur territoire ; car, comme chacun sait, la France a démantelé toutes ses armes sol-sol dites « préstratégiques », et si elle conserve encore des missiles aéroportés de l’espèce, tant pour ses avions basés à terre que sur porte-avions, ils ont plutôt, de par leur puissance et leur portée, des caractéristiques d’armes stratégiques. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne dispose plus que de SNLE, armés de missiles Trident T II D 5 d’origine américaine, en principe « stratégiques », mais, et elle y insiste, qui peuvent être adaptés à des missions qu’elle appelle substrategic, en raison de leur très grande précision et de la possibilité de moduler la puissance de leurs têtes nucléaires. Dans la conception « anglo-saxonne », cette appellation comporte deux idées, à savoir que les armes en question sont destinées à être employées dans une crise en tant qu’« ultime avertissement », ou dans une guerre classique en last resort, c’est-à-dire pour qu’elle prenne fin (war termination) ; et les États-Unis lui préfèrent d’ailleurs l’appellation de non strategic.
Quant à la doctrine américaine en la matière, elle a été redéfinie par le président Clinton en décembre 1997, dans une directive dont on sait qu’elle a mis l’accent sur la mission de dissuasion au sens propre du terme, et abandonnant donc ainsi toute idée « antiforces » et par suite de guerre nucléaire. Au sujet de la doctrine américaine, il convient probablement de rappeler aussi que, pendant la guerre froide, la Grande-Bretagne et l’Allemagne fédérale ont souvent été d’accord pour faire pression sur les États-Unis afin qu’ils envisagent d’employer leurs armes nucléaires tactiques dans la bataille, plus tôt qu’ils auraient eu tendance à le faire. La doctrine de la flexible response fut alors, en fait, plus ambiguë que nous l’avons perçue. Quant à la doctrine nucléaire actuelle de l’Otan, elle vient d’être officialisée dans le nouveau Concept stratégique de l’Alliance, adopté à Washington le 24 avril dernier, à l’occasion de son cinquantenaire. Elle est très peu explicite, puisqu’elle se borne à déclarer que « l’objectif fondamental des forces nucléaires alliées est politique : préserver la paix et prévenir la coercition ainsi que toute forme de guerre ». Il rappelle aussi que « la garantie suprême de la sécurité des Alliés est apportée par les forces nucléaires stratégiques de l’Alliance, en particulier celles des États-Unis, les forces nucléaires indépendantes du Royaume-Uni et de la France, qui ont un rôle de dissuasion propre, mais contribuant à la dissuasion globale et à la sécurité des Alliés ». On retrouve ici la formulation alambiquée de la fameuse déclaration d’Ottawa, obtenue en 1974 à la demande de la France. Enfin, le concept précise que « les forces nucléaires basées en Europe et destinées à l’Otan constituent un lien politique et militaire essentiel entre les membres européens et les membres nord-américains de l’Alliance ».
Pour nous limiter au sujet qui nous concerne ici, puisque son ouvrage traite par ailleurs des risques dus à la prolifération et de la tendance à la délégitimation de l’arme nucléaire, David Yost analyse successivement les conséquences de l’« élargissement » de l’Otan, puis les perspectives de coopération nucléaire en Europe et enfin l’éventualité d’une évolution de la politique américaine en la matière. Sur le premier point, il note, bien entendu, les inquiétudes manifestées par la Russie à ce sujet, et ses tentatives pour que l’Europe centrale soit constituée en « zone exempte d’armes nucléaires » ; mais aussi la priorité qu’elle continue à attribuer à ses propres forces nucléaires, et, ce qui est moins connu, l’importance de l’arsenal en armes nucléaires tactiques qu’elle a conservé, et les tentations qu’elle pourrait avoir de s’en servir en cas de crise grave à sa périphérie ou même « par désespoir ». En ce qui concerne les perspectives d’une coopération nucléaire ouest-européenne, il nous rappelle, comme le veut le rituel, la création de la Commission conjointe franco-britannique sur la politique et la doctrine nucléaire, puis l’adoption d’un concept commun franco-allemand de sécurité et de défense ; et il aurait certainement ajouté, si son ouvrage n’avait pas été imprimé auparavant, la déclaration de Saint-Malo et le tout récent engagement par les pays membres de l’UEO réunis à Brême de promouvoir « une politique commune de défense et de sécurité ». Sa conclusion est formelle : pour les dix à quinze ans à venir, il ne peut pas y avoir de substitut à la garantie américaine pour les partenaires de la France et leur « scepticisme à l’égard d’une dissuasion concertée est total ». De même qu’il fonde peu d’espoir dans un éventuel apport à l’Alliance de la « posture de dissuasion française », c’est-à-dire de son ralliement au Nuclear Planning Group (NPG). Pourtant, ajoute l’auteur, la France, par son expérience et ses capacités dans ce domaine, apporterait beaucoup à l’Otan. Pour lui toujours, cette situation de blocage ne pourrait évoluer qu’à la suite d’une modification fondamentale de la politique des États-Unis en la matière, et en particulier par le retrait complet de leurs armes nucléaires encore déployées en Europe (dont le nombre, évalué autrefois à 800, aurait déjà été très sensiblement diminué, autant qu’on le sache). Un tel retrait aurait aussi d’autres conséquences, estime l’auteur, en particulier en Allemagne et en Turquie, qui ont basé leur sécurité sur l’assurance de la garantie américaine, et pourraient être tentées alors de se munir elles-mêmes de l’arme nucléaire. Et, conclut-il, l’évolution de la politique des États-Unis est difficilement prévisible, étant donné leur considérable supériorité dans le domaine des armes classiques (hedge and lead policy).
L’analyse de ce même problème par Bruno Tertrais commence par un état des lieux de ce qui reste de la dissuasion nucléaire en Europe occidentale. Il constate qu’il n’y a plus de débat à ce sujet ; sauf, ajouterons-nous, celui qu’a provoqué la timide suggestion allemande du no first use (no fun comme on l’appelle à Bruxelles) puisqu’elle a fait long feu. Ce qui reste, c’est un consensus non exprimé, qui repose pour l’essentiel sur la participation au Nuclear Planning Group de l’Otan et sur le maintien du stockage en Europe d’armes nucléaires américaines. Telle est en tout cas la position de l’Allemagne fédérale, de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Italie, de la Grèce et de la Turquie, la Grande-Bretagne étant plus militante et donc plus « intégrationniste ». Quant aux pays qui n’ont pas accepté d’armes nucléaires américaines sur leurs territoires respectifs, c’est-à-dire (le Luxembourg étant mis à part) la Norvège, le Danemark, l’Islande, l’Espagne et le Portugal, ils sont actuellement discrets sur le sujet ; les pays scandinaves ayant parfois des positions « abolitionnistes », ce qui n’est pas le cas des pays méridionaux, manifestant ainsi — c’est nous qui l’ajoutons — l’influence des cultures sur les postures stratégiques. Sur le fonctionnement du Nuclear Planning Group, l’ouvrage de Bruno Tertrais nous apporte par ailleurs des précisions intéressantes, ainsi que sur le rôle important qu’y jouent les représentants de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, dont les officiers opèrent également dans les différents organismes ou bureaux traitant du nucléaire, qu’ils appartiennent à l’International Staff ou à l’état-major de Saceur.
Se penchant ensuite sur les stratégies nucléaires actuelles de la France et de la Grande-Bretagne, notre auteur remarque d’abord, au sujet des moyens, que seule parmi les puissances occidentales, la France a conservé une capacité nucléaire embarquée sur porte-avions, alors que la Grande-Bretagne a renoncé à toutes ses capacités nucléaires aéroportées, ne conservant, comme nous l’avons noté plus haut, que des capacités sur sous-marins lance-missiles balistiques, dont elle se plaît à vanter les qualités « substratégiques ». C’est donc avec des moyens très différents que les deux pays se préoccupent — car ils le font, nous dit Bruno Tertrais — du rôle que la dissuasion pourrait (ou devrait) jouer dans un conflit régional, face à un adversaire muni d’armes de destruction massive. L’auteur nous rappelle, opportunément par ailleurs, que la Grande-Bretagne ne manque pas une occasion de répéter que son système d’armes nucléaires est (désormais) entièrement indépendant opérationnellement de celui des États-Unis, mais que sa doctrine reste largement en symbiose avec la leur, et par suite avec celle de l’Otan. D’ailleurs, en prenant ses fonctions en mai 1997, le nouveau gouvernement travailliste a déclaré qu’« il soutenait pleinement la politique de l’Otan en ce qui concernait le besoin du maintien en Europe d’une capacité substratégique, en tant qu’élément crucial d’une dissuasion crédible ». Et l’auteur de conclure que la dissuasion en Europe semble de plus en plus devoir comprendre deux composantes : la première avec des forces embarquées sur SNLE, qui reste largement nationale et dont la mission est la dissuasion contre des menaces majeures ; et la seconde composée des forces aériennes, qui complète la première, mais permet des frappes sélectives pour dissuader des menaces limitées.
Notre auteur analyse ensuite, avec compétence et talent, les problèmes qui se posent actuellement à la dissuasion nucléaire en Europe : pérennité d’une menace russe, élargissement de l’Otan et de l’Union européenne, menaces éventuelles provenant des autres armes de destruction massive, offensives pour le « non-emploi en premier » et pour le désarmement nucléaire. Puis il examine, comme l’avait fait David Yost, les perspectives d’avenir de la présence nucléaire américaine en Europe, constatant qu’elle ne pose pas de problèmes actuellement et que plusieurs pays continuent à la souhaiter particulièrement, tels l’Allemagne, l’Italie, la Turquie (et par suite la Grèce). Il observe enfin que son retrait mettrait la France dans une situation délicate, puisqu’elle serait alors le seul pays de l’Alliance (et de l’Union européenne) à déployer des armes nucléaires sur le sol européen.
Si cette situation peut paraître effectivement délicate, elle ne nous semble pas l’être assez pour que la France ne soit alors en mesure de poser à ses partenaires européens la question de l’opportunité d’envisager en commun l’accession à une « identité nucléaire européenne ». Et cette perspective serait encore bien plus évidente pour tous si une crise majeure éclatait en Europe orientale, dans laquelle les États-Unis refuseraient d’intervenir, ce qui réactiverait alors la peur de la menace nucléaire en provenance de la Russie. Dans la perspective d’un tel dialogue, Bruno Tertrais observe que les pays de l’Europe du Sud seraient plus réceptifs que ceux de l’Europe du Nord, dans laquelle il comprend l’Allemagne. Il convient donc, estime-t-il, d’essayer d’entreprendre les contacts à ce sujet avec prudence, comme l’a fait d’ailleurs jusqu’à présent le gouvernement français. Il n’est pas favorable à la fusion des dialogues actuels franco-britanniques et franco-allemands en la matière, parce qu’ils traitent de sujets différents et qu’en outre une telle fusion laisserait de côté des partenaires importants comme l’Italie (et nous ajouterons l’Espagne). Bruno Tertrais préconise donc des discussions officieuses et par étapes, visant seulement à élaborer une doctrine européenne commune sur la dissuasion nucléaire. Nous ajouterions volontiers, comme nous l’avons fait récemment ailleurs, une doctrine commune dans les autres domaines associés que sont la prolifération des armes de destruction massive et les initiatives internationales concernant leur désarmement.
L’ouvrage de Bruno Tertrais comporte beaucoup d’autres notations intéressantes et de suggestions pertinentes au sujet des problèmes posés à l’Europe par l’existence des armes nucléaires. Il complète ainsi parfaitement celles de David Yost, lesquelles émanent par ailleurs d’un observateur amical des positions françaises dans ce domaine. ♦