Action 2030 - 67e session du Centre des hautes études militaires (CHEM 2018)
Le Centre des hautes études militaires (CHEM) prépare chaque année 30 auditeurs français et étrangers, du grade de colonel, capitaine de vaisseau ou équivalent, aux hautes responsabilités qui leur seront confiées ensuite, en consolidant leurs qualités personnelles de chef et de cadre dirigeant, en complétant leurs connaissances du fonctionnement de l’État, du ministère et de l’environnement de la défense, des relations internationales et en développant leur compréhension de la relation politico-militaire.
Destinés à occuper des responsabilités importantes dans les dix années qui viennent, les auditeurs de la 67e session du CHEM proposent leur vision de certains enjeux identifiés et des stratégies susceptibles de transformer les risques en opportunités pour la France et l’Europe.
Leurs réflexions (18 articles) ont tourné autour de trois thématiques :
– Un contexte géopolitique chargé de tensions.
– Des enjeux stratégiques et technologiques cruciaux émergents.
– Résilience des sociétés et place des militaires.
Cahier - Septembre 2018 - 264 pages
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Introduction - Frédéric Boucher - p. 7-9
Imaginer le monde en 2030 et les stratégies à mettre en place pour faire face aux enjeux identifiés à cette échéance est au cœur des objectifs du Centre des hautes études militaires. Or, la réflexion, les travaux, les déplacements à l’étranger et les 200 conférences entendues par les auditeurs leur donnent au moins une certitude : celle d’une complexité croissante des enjeux et de changements de paradigmes profonds à venir. Lire la suite
Un contexte géopolitique chargé de tensions
Héritiers pour la plupart d’entre eux de l’éclatement de la Yougoslavie de Tito, les six États qui constituent les Balkans occidentaux se caractérisent par leur fragilité politique, économique et sociale. Ils restent malgré tout un espace convoité dont les faiblesses pourraient s’accentuer singulièrement si leur horizon européen venait à s’éloigner. Placés au pivot des civilisations et des religions, entourés de pays membres de l’Union européenne, les Balkans occidentaux sont aujourd’hui à la croisée des chemins. En 2030, si leur ancrage européen n’est pas consolidé, ils seront sous influence orientale.
La Turquie, quel allié demain ? - Etienne Peyroux (du) - p. 27-38
Maillon important de l’Alliance atlantique dont elle assure la sécurité du flanc méridional, la Turquie, sous l’influence de dynamiques internes et de l’évolution de son environnement, semble s’être progressivement détournée de l’Occident. Alors que le régime affiche des ambitions nouvelles en tirant parti de sa réussite économique et politique pour développer son influence régionale, est-il toujours d’actualité de considérer la Turquie comme un allié fiable et solide au flanc Sud de l’Europe ? L’étude des ressorts de l’action turque (à visées interne ou régionale), donne des clés intéressantes et permet de montrer que si la Turquie manifeste régulièrement des velléités d’autonomie, elle reste de fait liée à la seule alliance capable de lui offrir des garanties suffisantes de stabilité dans un environnement particulièrement instable.
L’immigration est un sujet politiquement toxique. Il n’y a pas de solution facile, tant ses causes sont historiquement profondes et sociologiquement diverses. Si l’on est « contre », on est taxé de raciste ; si l’on est « pour », on est taxé de naïf, idéaliste ou irréaliste. L’Union européenne est devenue le 1er continent d’immigration. Les conflits à ses frontières et dans les zones plus lointaines où elle dispose d’intérêts stratégiques ne vont pas cesser de rendre la question plus épineuse et plus difficile à résoudre. Les moyens traditionnels sont déjà utilisés même s’ils peuvent être renforcés, des moyens exceptionnels sont indispensables. La réforme profonde des aides aux pays de départ des immigrés est une nécessité qui convient d’accroître, ne serait-ce que pour lutter contre le terrorisme, la démographie et garder l’influence et le rayonnement français en Afrique.
Face à la réduction de la supériorité technologique de l’Occident, et en raison de ressources économiques et démographiques comptées, la politique française de défense et de sécurité devra s’articuler autour d’un nombre choisi d’alliances, de partenariats et de coopérations. Début 2018, lors de ses Vœux aux Armées, Emmanuel Macron a rappelé que la France serait « fidèle à ses engagements au sein de l’Alliance atlantique mais également moteur de l’autonomie stratégique européenne ». Elle devra user de la défense, de la diplomatie et du développement pour démultiplier son influence dans le monde afin de préserver ses intérêts, conserver sa liberté d’action et sa capacité de décision. Pour y parvenir, certaines concessions s’imposent, flirtant avec les limites de sa propre souveraineté, afin de favoriser l’essor d’intérêts communs et fédérateurs entre Nations partenaires et alliées.
Des enjeux stratégiques et technologiques cruciaux émergents
L’espace exo-atmosphérique, domaine en mutation rapide et profonde, éminemment dual et ambigu, est un véritable champ de compétition et de confrontation potentielle où se cristallisent les rivalités entre puissances, alors même que notre dépendance au spatial notamment pour la réussite de nos opérations n’a jamais été aussi forte. Un nouvel élan vers l’Espace porté par des initiatives privées et une accélération de l’innovation – New Space – font véritablement entrer le domaine spatial dans une nouvelle ère, porteuse à moyen terme de plus de risques et de menaces. Dans ce contexte, l’Espace doit être considéré comme un domaine stratégique majeur où les armées doivent s’engager sans complexe dans la conduite d’opérations spatiales, profiter pleinement des innovations technologiques pour améliorer leur résilience et garantir à l’horizon 2030 la liberté d’accès et d’usage de l’Espace à la France.
Aspects maritimes de la guerre hybride - Laurent Hermann - p. 84-96
Le retour de l’usage de la force comme mode régulation des tensions entre États peut s’exprimer dans la guerre hybride. Celle-ci mêle des caractéristiques contraires, étatiques et non-étatiques, réguliers et irréguliers pour créer un brouillard qui permet dans un monde nucléaire de rester sous le seuil de la guerre déclarée. Largement étudiée à terre, cette conflictualité trouve dans la mer un milieu permissif particulièrement favorable à l’ambiguïté qui la nourrit. Les caractéristiques physiques et géographiques propres au milieu maritime offrent à un État la possibilité de régler le degré d’ambiguïté de ses actes à la hauteur de son évaluation du rapport entre bénéfice escompté et risque acceptable.
Les controverses et le temps long de la problématique du dérèglement climatique brident la réflexion sur ce phénomène, dont les effets dépassent les seules questions environnementales. Pourtant, dans un monde caractérisé par l’interconnexion des menaces, mais également par la pression normative et juridique, le dérèglement climatique a autant d’impacts sur la défense et la sécurité que les mesures développées pour en limiter l’ampleur. Que l’homme y ait ou non contribué, qu’il puisse ou non en modérer l’ampleur, le dérèglement climatique aura de puissants effets sur la disponibilité des terres arables, les ressources en eau, les pressions migratoires, les flux stratégiques voire la stabilité des États. Nouvelles menaces et nouveaux enjeux, contraintes et opportunités doivent être analysés pour garantir l’efficacité future de nos Armées, en toutes circonstances.
Annoncé solennellement lors du Sommet franco-allemand du 13 juillet 2017, le choix symbolique de l’arme aérienne pour ciment d’une vision stratégique partagée doit être examiné à l’aune de l’évolution de la pensée stratégique allemande. S’inscrivant dans le temps long et en interopérabilité avec nos alliés, ce système de combat aérien devra satisfaire la vision stratégique des deux pays dans une conflictualité aérienne en pleine évolution, tout en prenant en compte quelques sensibilités nationales qu’il convient de ne pas éluder. L’architecture contractuelle de ce programme en coopération devra être agile afin de capter l’innovation tout en restant résiliente vis-à-vis des alternances politiques. Elle devra dépasser les intérêts des bastions industriels nationaux et accepter une véritable interdépendance technologique. Cette interdépendance ne devra pas venir entraver les ambitions à l’exportation dont les règles devront être clairement établies.
Déjà centenaire, la guerre électronique semble avoir été délaissée depuis la fin de la guerre froide et s’être effacée derrière le domaine émergeant de la cyberdéfense. Pourtant, les conflits récents, en Ukraine ou au Levant, nous invitent à réinvestir la guerre électronique, qui reste un atout majeur dans les nouveaux modes d’actions de nos adversaires potentiels. La multiplication des capacités de déni d’accès, la réduction de notre avance technologique sur des menaces émergentes ou le développement de nouvelles technologies, doivent également nous encourager à mener une réflexion de fond pour adapter nos capacités et nos organisations. Face aux défis opérationnels et technologiques de demain, il convient de renforcer notre guerre électronique, en encourageant l’innovation, en lui redonnant un esprit et des outils résolument offensifs et en l’associant à des capacités tactiques de surveillance et d’attaque cyber.
L’électricité au combat, un enjeu stratégique ? - Tanguy Lestienne - p. 139-152
L’innovation dans le domaine de l’armement, et la modernisation des systèmes d’armes sont aujourd’hui indispensables pour conserver une supériorité militaire sur le terrain. Elles passent pour grande partie par la numérisation massive des systèmes d’armes, mais également par le développement de la mobilité électrique dans tous les milieux. Cette « électrification » inéluctable de nos systèmes d’armes dans les dix à quinze ans qui viennent pose la question de leur autonomie. Ces technologies seront-elles utilisables dans la durée ? Faut-il accompagner leur développement par la mise en place d’une stratégie militaire sur l’énergie électrique ou suffit-il de s’appuyer sur les travaux de l’industrie civile dans ce domaine éminemment dual ?
Résilience des sociétés et place des militaires
Le contexte impose aujourd’hui de renforcer notre protection collective. Ce besoin se concrétise, entre autres, par l’augmentation des budgets consacrés à la sécurité au sens large (défense, sécurités intérieure et civile…). La volonté apparaît également de réimpliquer le citoyen dans la protection de la Nation afin de la « densifier » (Service national universel). Il est ainsi proposé d’introduire une obligation de formation (initiale et continue) à la protection de la Nation et de participation à cette protection, dans la durée. Cette obligation serait liée à l’individu (qualification, encadrement exercé) et à son emploi (proximité avec la protection, utilité pour la Nation). En d’autres termes, les mesures à venir (notamment sur le SNU) peuvent exiger des élites une implication à la mesure de leur rôle social car elles peuvent et doivent plus.
« Force armée instituée pour veiller à l'exécution des lois », « force de police à statut militaire », « force de sécurité intérieure » ? Loin des clichés, ces distinctions sémantiques sont fondamentales. La militarité de la Gendarmerie lui est consubstantielle. Mais sa qualité de force armée pourrait s’atrophier si l’on ne prenait garde aux effets conjugués de deux facteurs structurants : la tension statutaire induite par le rattachement à l’Intérieur, pouvant entraîner des dérives, et le nouveau paradigme sécuritaire amenant les armées à s’engager davantage sur le sol national. L’enjeu est crucial car la Gendarmerie pourrait ne plus être en capacité de jouer son rôle charnière de force armée, garantie de continuité et de souveraineté. Le maintien de cette capacité, unique, suppose que « l’Arme » préserve ses atouts propres, ainsi que des ancrages solides avec les armées.
À l’heure où la France met en place une forme de service national et que les forces armées britanniques peinent à recruter, les liens Armées-Nation et l’appel aux armes sont ici abordés. Prenant un point de vue historique sur le patriotisme, lié au port du Coquelicot britannique et du Bleuet français, il examine comment les attitudes évoluent face à des circonstances différentes de part et d’autre de la Manche. Les systèmes éducatifs civils diffèrent, de même que l’entraînement militaire, mais un ethos militaire et ses saveurs patriotiques demeurent des constantes. Les campagnes militaires ont affecté les liens entre la société et l’armée, tout autant pour de mauvaises que pour de bonnes raisons. L’actuelle haute estime pour l’armée française, en raison de son exposition accrue sur l’opération Sentinelle en France, doit être exploitée mais pourrait également servir d’exemple d’un lien renforcé entre la Nation et l’Armée pour les forces armées britanniques.
Osons la militarité ! - Pierre-Eric Guillot - p. 195-208
En tant que fait culturel et système de valeurs, la militarité est l’invariant de la spécificité militaire. Elle agit positivement sur les Armées en participant à leur cohésion interne et par conséquent à leur efficacité opérationnelle. Toutefois, cette militarité ne va plus de soi, elle est parfois gommée voire contestée au sein même de l’institution militaire et elle n’est pas communément admise comme une valeur de référence par nos contemporains, alors même que la France assiste au retour de la conflictualité sur son territoire et que la question de la dimension militaire de l’État est cruciale pour l’avenir de notre société. Préserver les valeurs qui fondent la militarité est essentiel pour l’institution et les promouvoir au sein de la société apparaît aussi comme un enjeu de résilience sociale, en réponse à la quête de sens de nos contemporains.
Au chef militaire, on prête des qualités intemporelles et universelles. Peut-on les acquérir, les cultiver, les développer ? La complexité du monde actuel, les avancées technologiques, la révolution numérique, l’omniprésence des médias, la nécessité de la communication et concomitamment la soudaineté, la violence et l’imbrication des crises imposent aujourd’hui aux futures élites militaires (les « hauts potentiels ») de s’adapter toujours plus et plus rapidement. Elles devront être prêtes à agir et à combattre dans un environnement dont la maîtrise requiert non seulement un socle de qualités mais aussi des compétences plus spécifiques, fondées sur des savoir-faire qui devront pouvoir évoluer régulièrement et rapidement dans le temps. Dans ce cadre, comment, à partir d’un système (sélection, formation, suivi) qui a fait ses preuves en produisant des chefs militaires prestigieux et reconnus, s’assurer qu’il saura évoluer pour répondre aux enjeux de demain ?
Ces derniers mois auront été d’une grande richesse pour la pensée stratégique et la recherche prospective française. Si les réflexions conduites ont permis de mieux appréhender les évolutions et ruptures qui pourraient avoir un impact sur notre environnement stratégique et sécuritaire, les développements qu’elles consacrent en leur sein à la fonction ressources humaines sont anecdotiques et dans tous les cas se limitent à de simples constats, des orientations très générales. Tout laisse à penser que pour être au rendez-vous de ces défis, la RH suivra ! Sempiternelle rengaine, et pourtant… Cet article vise à déceler dans quelle mesure les armées seront à même, dans les trente prochaines années, de faire face aux enjeux de captation mais également de fidélisation des talents dans un contexte d’évolutions sociétales majeures, de profonde transformation numérique et de mutation accélérée du marché de l’emploi.
Penser le généralat 2030 - Simon Bernard - p. 236-251
L’environnement de sécurité et de défense actuel soulève des questions sur l’armement de l’avenir et notre capacité à dominer technologiquement l’espace de bataille ou à contrer l’emploi de nouvelles technologies. Ces sujets capacitaires occupent une place prépondérante dans la communauté de défense surtout à l’aube d’une nouvelle loi de programmation militaire en France et d’un nouveau cycle budgétaire au Canada. Les études de prospective et l’industrie de la défense tentent de satisfaire cette nécessité d’anticiper les besoins en matériels de demain. Peu d’experts semblent se préoccuper du chef de demain, de ses fonctions, de son éducation, de ses compétences et de ses aptitudes. Le généralat, comme volet capacitaire distinct, doit faire l’objet de prospective, être étudié, analysé, décortiqué pour ceux qui portent ou obtiendront « les étoiles ». Ce travail est un avant-goût de l’effort à consentir aujourd’hui pour identifier et former celles et ceux qui occuperont les postes de leaders institutionnels, y compris les chefs d’état-major de nos armées, le généralat 2030.
La prochaine loi de programmation militaire porte une nouvelle ambition capacitaire. Les Armées devront organiser parallèlement une profonde transformation, dont l’élément déterminant est l’introduction de davantage de subsidiarité dans le commandement, afin de rendre leur modèle beaucoup plus agile. Les décentralisations multiples liées à l’Europe des projets et la réforme territoriale de l’État génèrent de puissantes dynamiques plaçant les formations militaires réparties sur le territoire en situation favorable. Encore faut-il faire évoluer les rapports spécifiques à l’individu, au commandement, aux organisations et au temps, tels que nous les connaissons aujourd’hui. Organiser un rééquilibrage des responsabilités vers le bas nous rendra plus réactifs, aptes à capter l’innovation et identifier les ruptures, attractifs pour la jeunesse, tout en offrant une interface adaptée au déplacement des centres de gravité de l’État, des coopérations internationales et de l’économie vers les territoires