Penser Demain - 66e session du Centre des hautes études militaires (CHEM 2017)
Le Centre des hautes études militaires (CHEM) prépare chaque année 30 auditeurs français et étrangers, du grade de colonel, capitaine de vaisseau ou équivalent, aux hautes responsabilités qui leur seront confiées ensuite, en consolidant leurs qualités personnelles de chef et de cadre dirigeant, en complétant leurs connaissances du fonctionnement de l’État, du ministère et de l’environnement de la défense, des relations internationales et en développant leur compréhension de la relation politico-militaire.
Les meilleurs d’entre eux ont vocation à armer dans dix ans les postes sommitaux de la hiérarchie militaire. Cette année de réflexion et d’étude au CHEM a été l’occasion de se projeter à cet horizon. Invité à « Penser demain », chacun a ainsi réalisé une étude prospective, dont quelques-unes sont proposées à votre lecture dans ce Cahier de la Revue Défense Nationale.
Leurs réflexions ont tourné autour de quatre thématiques :
– Penser la défense de l’Europe.
– Penser les opérations.
– Penser les évolutions technologiques.
– Penser le soutien.
Cahier numérique - Septembre 2017 - 264 pages
Lire ce cahier numérique
Introduction - Frédéric Boucher - p. 7-8
Penser la défense de l’Europe
Havre de paix depuis plus de 70 ans, l’Europe est désormais confrontée à des défis existentiels tant internes (Brexit, flux migratoires massifs, montée des populismes, fragilité de la zone euro), qu’externes avec la résurgence à sa périphérie des États-puissances (Chine, Russie) et des zones grises (Moyen-Orient, Maghreb, Balkans) au sein desquelles des Nations émergentes refusent comme la Turquie le modèle des démocraties européennes. Dans un contexte de repli des États-Unis, entamé depuis 2009 avec Barack Obama et confirmé par l’administration Trump, les Européens devront assurer par eux-mêmes la sanctuarisation de leur territoire, sous peine de voir à nouveau des conflits émerger en son sein. Plus qu’une nécessité, cet enjeu stratégique devrait leur permettre de définir à nouveau un projet commun leur permettant de dépasser leurs dissensions.
Le désengagement militaire américain d’Europe est une tendance de fond depuis la fin de la période de la guerre froide, traduction de l’évolution de la place de l’Europe dans la stratégie globale américaine dont le nécessaire rééquilibrage vers la région Asie-Pacifique en est l’une des manifestations. Si les États-Unis n’entendent pas pour autant abandonner tout leadership sur le vieux continent, il n’en demeure pas moins que la perception que peuvent avoir les pays européens de cette stratégie, couplée à la prise de conscience des limites du parapluie américain face aux défis sécuritaires auxquels l’Europe est confrontée, peut jouer le rôle d’électrochoc d’une défense européenne maintenue artificiellement en vie.
Cette étude examinera d’abord le contexte des relations franco-britanniques dans les dix années à venir et comment ce contexte international pourrait faire évoluer ces relations au niveau politico-militaire. Par la suite, les game-changers potentiels, qui pourraient menacer ce rapport seront examinés. Enfin, il sera proposé quelques domaines dans lesquels la France et le Royaume-Uni pourraient approfondir leur relation.
Dans le contexte d’un environnement sécuritaire dégradé et avec une Allemagne prête à jouer un rôle plus actif sur la scène internationale, il est grand temps de renforcer notre solidarité et les capacités européennes afin de protéger plus efficacement nos frontières et les citoyens de l’UE, et de contribuer à la paix et la stabilité dans notre voisinage. Le Brexit serait l’occasion stratégique de relancer le projet d’une « Union européenne de la défense et de la sécurité » en le basant sur la « Stratégie globale » récemment présentée par Federica Mogherini. Le succès de ce projet dépendra avant tout de la capacité de la France et de l’Allemagne à converger et maintenir une vision stratégique commune et partagée.
Penser les opérations
Face à l’islamisme radical et au retour des États-puissances qui constituent une menace continue, durable et globale sur le territoire national, la Nation doit être capable d’affronter tout type d’agressions. Le principal défi va bien au-delà du renforcement des cinq postures de protection : il s’agit de construire une posture réactive et intégrée à l’échelle du pays. Il faut réussir à fédérer, avec maîtrise, les acteurs et les moyens du pays qui contribuent, directement ou non, à la fonction stratégique de défense et de sécurité « protection ». Cette montée en puissance doit naturellement se faire en respectant les garanties offertes par l’État de droit aux individus et à la société.
La conduite des opérations extérieures (Opex) a démontré l’intérêt majeur que constitue le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) aux ordres directs du Céma. Créé en 2003 et issu du COA (opérations des armées) – transformé en COIA (interarmées) – mis en place à partir de 1976, le CPCO a principalement permis d’améliorer la conduite des opérations grâce notamment à un meilleur dialogue avec le ministère des Affaires étrangères. Avec Sentinelle, la dimension intérieure s’est accrue et exige une amélioration des échanges entre les forces, les services et le ministère de l’Intérieur par une meilleure connaissance mutuelle. Une relation étroite entre la Défense et ce ministère, s’appuyant sur les acquis et l’expérience du CPCO, sera un gage d’efficacité supplémentaire pour nos opérations intérieures.
Avant-postes de forces légères - Laurent Cluzel - p. 91-108
Formule prompte à la rêverie tactique, emportée par l’élan des hussards de Lasalle ou des parachutistes de Bigeard. Formule forte sur le plan opératif, si l’on imagine l’organisation induite du commandement et du soutien. Formule chargée de sens, rapportée au niveau stratégique, dans un univers dangereusement imprévisible. État d’esprit avant tout, pour veiller sur les siens, faire face et prendre l’initiative. Force morale, force vitale.
La numérisation des espaces de bataille, permettant de suivre en direct l’ensemble des vecteurs et systèmes de combat connectés, va-t-elle conduire à revoir l’architecture traditionnelle de la chaîne de commandement, lorsque le niveau central sera en mesure de tout voir et de tout diriger ? Si la doctrine interalliée et les réalités de terrains interarmées militent pour conserver un certain nombre de repères, un accompagnement du progrès semble inévitable. Le C2 (Command & Control) s’impose progressivement comme système de combat et provoque des mutations dans le commandement des opérations.
Ce travail vise à expliquer les enjeux du déni d’accès, encore mal considérés dans le monde de la défense car souvent abordés sous un angle technique et tactique. Dans ce but, il tente de démontrer que ce concept ne considère pas que le haut du spectre et la puissance aérienne, mais a des implications stratégiques sur l’ensemble de nos forces et sur nos ambitions politiques. Il propose des orientations pragmatiques, dans un horizon contraint ne permettant pas de remédier à cette problématique par des solutions programmatiques.
Penser les évolutions technologiques
Le militaire a le devoir d’appréhender les ruptures susceptibles de bouleverser les modalités de la guerre. L’ingénieur a quant à lui vocation à capter, comprendre et orienter les innovations technologiques en cours pour développer, en maîtrisant risques et coûts, les solutions, architectures et applications les plus pertinentes et efficaces permettant, in fine, de disposer des capacités et services déterminants pour de futurs rapports de forces favorables. La robotique et l’intelligence artificielle, à l’origine de la 4e révolution industrielle qui débute, constituent un game changer sur l’ensemble de ces champs. La communauté de défense doit en prendre la pleine mesure et s’organiser pour en tirer le meilleur parti. Son succès reposera sur notre capacité à appréhender la transformation robotique objectivement, globalement et ensemble, comme cela a été le cas pour la dissuasion nucléaire après-guerre, en restant suffisamment ouvert et créatif.
Les objets connectés occupent la Une des journaux ou des matinales radiophoniques. Pour autant, ils sont présentés essentiellement au grand public sous un angle ludique, masquant de ce fait leur potentialité infinie. Toutes proportions gardées, le désintérêt relatif de la communauté militaire française pour ce segment prometteur s’avère tout aussi coupable que le refus de l’arbalète au XIIe siècle. En effet, l’accroissement de leur valeur (entendre efficacité opérationnelle) apportée tient plus par le resserrement de la maille qu’ils tissent que par l’exploitation des données brutes qui en sont issues. À terme, avec les capacités de post-traitement autorisées par le big data, c’est tout l’art de la guerre qui va se métamorphoser. Demain, avec l’apparition des systèmes prédictifs, c’est toute une nouvelle philosophie du commandant qu’il convient d’anticiper.
Le cyberespace est un milieu matériel, immatériel et transverse aux autres milieux. Internet en est la première matérialisation où s’exercent des conflictualités qui lui sont propres, favorisant l’attaque par rapport à la défense. Deux visions s’y opposent. L’une techniciste voit le cyberespace comme un milieu universel, libre et sans frontières, vecteur d’une nouvelle prospérité économique. L’autre y voit un milieu identique aux autres dans lequel chaque État doit pouvoir exprimer sa souveraineté et pas uniquement en termes de défense et de sécurité, mais aussi par un cadre et des réponses aux enjeux socio-économiques de l’espace informationnel. La mise en place d’une gouvernance internationale et d’un « Montego Bay » du cyberespace constituent le cadre préalable à la reconnaissance de cette souveraineté, où la donnée en est le cœur en tant que ressource stratégique du pays d’où elle émane. Dans cet affrontement géopolitique, la France n’a pas d’alternative que de se faire entendre et développer son modèle de souveraineté numérique. Un Commissariat à l’espace numérique et aux nouvelles technologies serait le chef d’orchestre de cette partition nationale.
Révolution numérique : vers une armée numérique ? - Erwan Rolland - p. 192-204
L’organisation actuelle de notre outil de défense ne doit pas être un frein aux potentialités que laissent entrevoir la révolution numérique, les technologies émergentes et les ruptures qu’elles préfigurent. La croissance rapide des technologies de l’information et de la communication, et l’innovation dans les systèmes numériques nécessitent de se poser la question sur la pertinence de bâtir dès à présent un modèle d’armée numérique capable de répondre aux défis à venir. Sur la base d’un état probable de maturité de ces nouvelles technologies et des menaces qu’elles font déjà peser sur nous, cette étude se propose de jeter les contours que pourrait prendre une véritable armée numérique. L’enjeu pour la France et ses armées est de disposer d’une organisation dédiée lui permettant d’assurer sa défense et sa sécurité en optimisant l’emploi et les potentialités numériques du cyberespace, en parfaite complémentarité avec les forces conventionnelles des autres milieux.
Penser le soutien
Si elle est indispensable à la conservation d’une supériorité sur l’ennemi, la technologie sera toujours en concurrence avec le nombre. Mais la loi d’Augustine n’est pas une fatalité pour les armées françaises. Il apparaît en effet inéluctable et possible d’établir, voire de rétablir, un équilibre entre la nécessité de conserver l’ascendant technologique sur l’adversaire et celle de garder une autre source essentielle de puissance : un volume de forces suffisant.
Les armées françaises vont accueillir dans les prochaines années les jeunes des générations Y et Z, qui ont été nourries au lait de la technologie et dont les attentes et la relation au travail sont très différentes de celles de leurs parents. Les forces armées devraient rester attractives par leurs missions mais elles ne pourront faire l’économie d’une modernisation du soutien quotidien du militaire, sous peine de manquer leur rendez-vous avec ces jeunes générations. Le numérique, le big data, les objets connectés, mais aussi les évolutions réglementaires et de procédures doivent sous tendre la réflexion qui est à conduire à marche rapide dans une démarche collective et partagée.
En l’absence de représentation syndicale dans les armées, le ministère de la Défense a progressivement mis en place au cours des dernières décennies un dispositif de concertation reposant à l’échelon central sur le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) puis, au sein des principales forces armées ou formations rattachées, sur des Conseils de la fonction militaire (CFM). Ces instances nationales ont été prolongées à des degrés divers au sein de chaque force par des instances de représentation locale. La loi du 28 juillet 2015, instaurant des Associations professionnelles nationales de militaires (APNM) qui ont vocation à traiter des questions relatives à la condition militaire, notion définie d’ailleurs dans cette même loi, vient modifier et compléter ce dispositif de concertation. Ces associations devront cependant trouver leur juste place dans les prochaines années au sein d’un dispositif de concertation déjà installé.
Conclusion : penser la résilience
Les attentats dramatiques, qui ont endeuillé la France depuis 2015, font progressivement émerger l’esprit de défense dans la pensée nationale. Les articles fleurissent, encourageant la société française à plus de vigilance face à un ennemi aussi imprévisible qu’invisible. Avec cette accélération inéluctable des opérations djihadistes au cœur d’une société anomique, cette prise de conscience apparaît clairement insuffisante. Avant qu’elle ne mue en une forme ombrageuse, guidée par une soif de représailles, cette mobilisation mériterait d’être portée par une volonté politique et d’être déclinée au travers d’une approche globale. Le Pentagone Citoyen consisterait à associer les acteurs cardinaux de la vie de la cité pour faire émerger un modus vivendi réinventé qui s’appuierait utilement sur les armées comme parangon sociétal. L’avènement d’un tel état d’esprit présente un double bénéfice : celui d’entraver l’action terroriste tout en confortant la résistance de la société française face aux chocs et aux surprises stratégiques à venir.